Chroniques

par laurent bergnach

Lohengrin
opéra de Richard Wagner

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 18 janvier 2017
Philippe Jordan joue Lohengrin (1850) de Wagner, à l'Auditorium Bastille
© monika rittershaus

Entérinant les guerres napoléoniennes, le Congrès de Vienne fixe en 1815 les nouvelles frontières de l’Europe. L’équilibre des forces est rétabli, certes en vue d’une paix durable, mais par la restauration monarchique et au mépris des aspirations à l’indépendance, de la tradition commune exaltée par le romantisme. Dans l’Italie sous domination autrichienne, par exemple, nombre d’ouvrages lyriques font du patriotisme le ressort de l’action, signés Rossini (Guillaume Tell, 1829), Bellini (Norma, 1831) et, bien sûr, Verdi (Nabucco, I Lombardi, Giovanna d’Arco et Attila, écrits entre 1842 et 1846). Au fil des ans, libéralisme et nationalisme prennent de l’ampleur, émeutes et révolutions se succèdent, aboutissant au Printemps des peuples (1848), étape essentielle à l’unification (Risorgimento, etc.).

En Allemagne, ces trois décennies baptisées Vormärz (avant-mars) préludent aux soulèvements de la Märzrevolution. Les mécontents fusionnent artisans affamés par l’essor industriel, bourgeois freinés dans leurs contrats commerciaux, étudiants rétifs à la censure de la presse, etc. On désigne aussi cette période Junges Deutschland (Jeune Allemagne), du nom d’un groupe d’écrivains progressistes dénoncés comme fossoyeurs de fondements sacrés (religion, moralité, discipline), parmi lesquels Heine et Büchner. C’est dans ce climat tendu que Wagner (1813-1883) compose Lohengrin, entre le 9 septembre 1846 et le 28 avril 1848, dont il trouvait que « l’aspect tragique du caractère et de l’intrique […] avaient de profondes racines dans la vie moderne » (in Une communication à mes amis, 1852). Musicalement, l’œuvre célèbre l’aboutissement de la mélodie dramatique, tandis que le livret, nourri de mythes antiques et moyenâgeux (Sémélé, Antigone, Chevalier au cygne), oppose deux désirs insolubles :

« Elsa sait parfaitement ce qu’elle fait lorsqu’elle cause sa propre perte par amour. Alors qu’elle est en adoration devant Lohengrin, elle préfère s’anéantir si elle ne peut saisir entièrement celui qu’elle aime. […] Lohengrin, quant à lui, cherchait une femme qui croie en lui, qui l’aime comme il est, sans demander d’où il vient ni qui il est. C’est pour cette raison qu’il devait cacher sa nature supérieure, car il n’aurait alors obtenu que de l’admiration ou de l’adoration alors que seuls l’amour, la compréhension par l’amour pouvaient le délivrer de sa solitude » (ibid.)

À l’heure où Berlin reprend une Salome « dérangeante » [lire notre chronique du 13 janvier 2017], Paris propose la reprise du Lohengrin scaligère de Claus Guth (2012). Visuellement soigné – décors et costumes de Christian Schmidt, lumières d’Olaf Winter –, le spectacle évoque l’époque de la création, dans une architecture rigide (façades, galeries) cernant des ilots romantiques (végétation, piano), et renouvelle l’approche des personnages. Apparu au terme de fausses pistes malicieuses, le rôle-titre surprend par sa fragilité, pieds nus et cor en bandoulière – on songe au recueil de Volkslieder, Des Knaben Wunderhorn, à l’orphelin Siegfried. Il reste désorienté dans ce monde inconnu, voire hostile, à l’instar de Kaspar Hauser ou de l’artiste véritable. L’acte ultime trouve cet ancêtre de Pelléas dans un Eden sauvage plutôt qu’au lit nuptial. S’il gagne au final en plénitude, on sent Jonas Kaufmann fragile et tendu, au sortir d’une longue convalescence. Sa prudence n’en fait que mieux ressortir une technique admirable [pour ses Wesendonck-Lieder, lire notre chronique du 19 mai 2016 et notre critique du CD].

Mezzo ample et expressif, Evelyn Herlitzius incarne Ortrud, païenne androgyne qui scelle des pactes de sang avec Wotan mais enseigne aussi la musique à Elsa enfant. Difficile pour l’héritière du Brabant, confiée au soprano clair et agile de Martina Serafin [lire notre entretien], d’oublier ce lien « magique » avec une mère de substitution ! On apprécie beaucoup les barytons-basses Tomasz Konieczny (Telramund), incisif et nuancé, et Egils Silins (Héraut), d’une saine vaillance. Seul déçoit René Pape (Heinrich), sonore mais discrètement instable. Préparé par José Luis Basso, le chœur s’avère vivace, jusqu’à la fermeté – épaulant une double distribution jusqu’au 18 février prochain.

Sans même parler du Ring qu’il dirigeait ici même, par deux fois, entre 2010 et 2013 [lire notre chronique du 3 juin 2011], Philippe Jordan sert avec talent Wagner dès qu’il le peut – n’a-t-il pas commencé sa saison orchestrale avec sa musique [lire notre chronique du 15 septembre 2016] ? De l’ouvrage créé par Liszt à Weimar en 1850, il dit : « son interprétation doit rester impétueuse, franche et brillante ». On apprécie un prélude aérien mais serti, l’héroïsme de l’Acte I auquel succède une tension angoissée au II, nourrie de demi-teintes aux respirations prenantes. Enfin, l’Acte III couronne un équilibre subtil entre moelleux et mordant.

LB