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Chroniques
Le soulier de satin
opéra de Marc-André Dalbavie
Après son Gesualdo dont les trois actes furent créés à Zurich en 2010, puis Charlotte Salomon que nous découvrions au Salzburger Festspiele il y a sept ans [lire notre chronique du 10 août 2014], Marc-André Dalbavie fait son entrée à l’Opéra national de Paris avec Le soulier de satin, inspiré de l’œuvre éponyme de Paul Claudel. Pour ce faire, il semble qu’il ait eu recours à la version abrégée pour la scène (en 1943 par Jean-Louis Barrault) qu’avec Raphaële Fleury, sa librettiste, il éclaira de la mouture originale publiée en 1929. Aux rendez-vous des grands textes de la littérature française instaurés par Stéphane Lissner au Palais Garnier, cette nouvelle création succède à Trompe-la-mort de Luca Francesconi d’après Balzac et à Bérénice de Michael Jarrell d’après Racine [lire nos chroniques du 18 mars 2017 et du 29 septembre 2018]. Avec The rape of Lucretia que les jeunes artistes de l’Académie maison donnent en ce moment aux Bouffes du nord [lire notre chronique du 14 mai 2021], cette production marque la réouverture des salles, après sept mois où la vie culturelle fut enfouie par la crise politico-sanitaire mondiale. À un gros mois de la période estivale durant laquelle les théâtres, hormis ceux des festivals, n’ont pas d’activité, quelque espoir collectif pourrait poindre, entravé par la prise de conscience individuelle de la liberté étroitement surveillée dans laquelle les États contiennent le citoyen.
En choisissant d’incarner chacun des rôles principaux par une voix tout en confiant à d’autres le soin de plusieurs personnages secondaires par chanteur, le compositeur maintient adroitement l’intime intelligibilité d’un texte par ailleurs réputé difficile, dont l’Annonceur avertit d’emblée le public que ce qu’il n’y comprendra pas est le plus important, de même que le plus drôle n’y est pas le plus amusant… et ainsi de suite. La joyeuse distance induite par Claudel contamine la proclamation de certaines didascalies dans un chapelet de scènes plus ou moins brèves qu’on dira tout aussi bien plus ou moins longues, à l’instar d’une remarque souriante selon laquelle l’action se déroule à la fin du XVIe siècle si ce n’est au début du XVIIe.
Cette bonne humeur, qui mieux que nuire à l’intérêt porté à l’argument central y propulse une attention sans cesse renouvelée, sied à merveille à Stanislas Nordey dont pourtant nous n’avons guère apprécié les précédents travaux, au théâtre comme dans le domaine lyrique – Rossignol de Stravinsky, Saint-François d’Assise de Messiaen, Le Balcon d’Eötvös, Les nègres de Levinas, Melancholia d’Hass, etc. [lire nos chroniques des 25 et 24 janvier 2004, puis du 12 juin 2008]. Loin d’accoler au matériau quelque idée surnuméraire ou de lui imposer une esthétique capillotractée, le metteur en scène paraît désormais content de se mettre au service de l’œuvre sans l’attifer de vaines revendications. Avec la complicité de Philippe Bethomé pour la lumière et d’Emmanuel Clolus quant au décor, Nordey maintient adroitement une vaste épopée de tréteaux dont les costumes de Raoul Fernandez contribuent à savamment entremêler les datations. De l’Espagne aux Amériques, à la Chine et même au Japon, les amours contrariées de Prouhèze et Rodrigue s’accomplissent (plus justement : jamais ne s’accomplissent) dans un ballet de toiles peintes, fragments zoomés de célèbres tableaux baroques traversés par un redoutable envol d’intrigues politiques, sur fond de domination coloniale – cette part du monde âprement débattue par une kyrielle de fraises hispaniques, roi, vice-roi, gouverneur, soutane, capitaine e tutti quanti.
Une plaisante armada de comédiens organise cette sorte d’inertie agitée, voire de fourmillement immobile chorégraphié par Loïc Touzé, entre des moments-clés où les protagonistes chantés ont à se rencontrer et une chronique dramatique volontiers paysagesque. Si Fanny Ardant prête à l’astre de lait son timbre immédiatement reconnaissable, infléchi d’une fêlure légère dont la portée s’avère consolatrice, c’est en chair et en os qu’interviennent quatre respectables farceurs. Ainsi d’Yann-Joël Collin, Irrépressible à l’autorité sagement bouffonne, de Cyril Bothorel en Annoncier harangueur qui n’y croit point (puis en drôle de Chancelier), de Mélody Pini, Jobarbara fascinante à enflammer les reliques, enfin d’Yuming Hey en Isidore, matassin chinois dont la narration volatile répond à l’enracinement magique de Jobarbara.
En 1987, Antoine Vitez mettait en scène Le soulier de satin dans son intégralité. Comme nous-mêmes, Marc-André Dalbavie était dans les gradins de la cour du Palais des Papes, lors de cette édition-là du Festival d’Avignon. Sa première approche de la pièce a déterminé une écriture qui, plus de trois décennies plus tard, prend pleinement en compte sa nature opératique. Outre par la langue qu’il fit sonner comme aucun et dont il a rythmé la prosodie avec habileté, Claudel n’hésita pas à se faire musicien au fil de didascalies très précises qui souvent empruntent à la terminologie d’Euterpe. En amont de la création par Barrault de son texte écrit sans croire qu’il fût jamais montable à la scène, l’écrivain travailla étroitement avec Arthur Honegger à une musique de scène qu’il tint en haute estime. Vitez n’en a toutefois pas voulu, de même qu’Olivier Py (2003).
Sans déroger à l’impératif créateur, Dalbavie se garde d’envahir Claudel qu’il n’illustre d’ailleurs pas. Tandis que les acteurs façonnent à leur gré la frontière d’un début de jeu avec leurs apartés vers le public, la fosse s’accorde : dans ce magma particulier préludant à toute exécution musicale vient naître le tissu extrêmement ouvragé de la partie d’orchestre. Six heures durant, le continuo marie ses moires raffinées à deux types de vocalité : le recitar cantando, par moments plus parlando qu’à d’autres, et de longues phrases lyriques, puissantes, comme ourdies par l’élan déclamatoire. Et lorsque l’ombre double survient, peut-être est-ce en souvenir de Boulez évoquant le Soulier que le compositeur convoque tams et gamelans dans les baignoires (référence à l’aîné en grand plutôt qu’à l’instrument local de l’opus dont il est question). Contrairement aux deux premières parties, la dernière est attaquée avec franchise, réduisant au plus court les commentaires comme les ponctuations histrionnes. Encore la partition s’éteindra-t-elle une heure plus tard, abandonnée au ressac de l’imagination. Son auteur guide lui-même l’Orchestre de l’Opéra national de Paris dans l’œuvre.
Un plateau vocal d’exception est réuni pour l’occasion.
On y applaudit les ténors Éric Huchet dans les parties du Sergent Napolitain, de Rodilard, du Capitaine et du Premier Soldat qu’il habite vivement [lire nos chroniques de Salome, Andrea Chénier, Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny, L’amour des trois oranges, Dialogues des carmélites, Madame Favart et Les contes d’Hoffmann], Julien Dran en Vice-roi de Naples, Boniface et Ramire, tous tenus avec l’élégance de style qu’on lui connaît [lire nos chroniques d’Aida, La traviata, I Capuleti e i Montecchi, Les pêcheurs de perles et Robert le diable] et Yann Beuron, vaillant Pélage à la présence scénique certaine [lire nos chroniques de Platée, Iphigénie en Tauride, Yvonne, princesse de Bourgogne, Alceste, du récital Guillaume Apollinaire, de Pinocchio et d’Au monde]. On retrouve avec plaisir quatre barytons : celui, robuste, de Marc Labonnette dans les rôles du Jésuite, du Roi d’Espagne, de Saint Denys d’Athènes, du traitre Almagro et du Deuxième Soldat [lire nos chroniques de Don Giovanni, Le bourgeois gentilhomme, Pénélope, Castor et Pollux et Don Quichotte chez la Duchesse], le plus sombre Nicolas Cavallier, Balthazar idéal également chargé de Saint Nicolas et de Frère Léon, le plus clair Jean-Sébastien Bou en Camille incisif [lire nos chroniques de Lohengrin, Turandot, Les Boulingrin, Renaud, Le Comte Ory, Bérénice, Fantasio, enfin Pelléas et Mélisande], quand Rodrigue est confié à l’excellent Luca Pisaroni dont toujours l’on admire le grain chatoyant dans son émouvante composition [lire nos chroniques des Nozze di Figaro, de La clemenza di Tito, Iphigénie en Tauride, Così fan tutte, Il burbero di buon cuore, Ercole amante, Rinaldo, Radamisto, Le siège de Corinthe, la Neuvième Symphonie et Fidelio].
Encore faut-il compter avec cinq voix hautes, ô combien soigneusement distribuées. Le mezzo-soprano Béatrice Uria-Monzon offre son charisme à la religieuse, à Honoria et à Isabel, la très agile Camille Poul (soprano) brille en Sept-Épées [lire nos chroniques de Serse, Der Hirt auf dem Felsen, Die Zauberflöte et En silence], la voix opulente de Vannina Santoni magnifie les pages de la Bouchère et, surtout, de Doña Musique [lire nos chroniques de Les pigeons d’argile, Les pêcheurs de perles, Messa da requiem, Carmen, Roméo et Juliette, La traviata et La nonne sanglante], et la jeune Ève-Maud Hubeaux prête une couleur chaleureuse et une impressionnante fulgurance d’émission à Prouhèze [lire nos chroniques d’Ariadne auf Naxos, Tristan und Isolde et Don Carlos]. Enfin, à se rappeler ses Sonnets de 2007 [lire notre critique du CD] l’on ne s’étonnera pas que Marc-André Dalbavie convie un contre-ténor pour Saint Jacques, Saint AdLibitum et l’Ange gardien, missions pleinement assumées par Max Emanuel Cenčić.
BB