Chroniques

par gilles charlassier

Tiefland | Les basses terres
opéra d’Eugen d'Albert

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 29 septembre 2017
Walter Sutcliffe met en scène "Tifland" d'Eugen d'Albert au Capitole de Toulouse
© patrice nin

Si les institutions lyriques aiment soigner leur ouverture de saison, le Théâtre du Capitole réussit une rentrée originale, en faisant redécouvrir Eugen d'Albert, compositeur allemand d'origine écossaise né en 1864 et mort en 1932 à Riga – un contemporain de Richard Strauss et de Puccini. D'un corpus plutôt foisonnant, la postérité n'a retenu que quelques opus, très rarement joués, dont Tiefland, présenté à Toulouse en ce début d'automne – en dehors de quelques soirées ici où là en Mitteleuropa, il semble probable que l'ouvrage n'ait jamais été donné en France dans les dernières décennies, sinon au delà. On pourra relever un soupçon d'opportunité géographique dans le livret de Rudolf Lothar, inspiré par une pièce d’Àngel Guimerà, Terra baixa, dont l'action (les conséquences d'un hymen arrangé) se déroule dans la Catalogne voisine.

Créée en 1903 au Neus Deutsches Theater de Prague, l'œuvre porte l'empreinte du syncrétisme de son auteur, au diapason du carrefour d'influences que pouvait être la capitale tchèque au sein de l'Empire Austro-hongrois. L'ombre de Wagner est évidemment perceptible, même si d'Albert essaie de s'en déprendre. Si l'on ne peut échapper aux leitmotivs, l'usage qui en est fait diffère sensiblement : tandis que l'échanson de Bayreuth déploie toute une grammaire de motifs parfois très brefs en perpétuelle évolution, Tiefland est structuré par quelques thèmes qui se développent et se transforment à la manière rhapsodique, quand bien même le folklore hispanique est absent. Certaines caractérisations peuvent rappeler La Navarraise de Massenet [lire notre chronique du 4 novembre 2011], rehaussant à l'occasion l'opinion sur cet avatar français de vérisme. Ce dernier qualificatif revient souvent pour définir l'œuvre d'Eugen d'Albert et la placer dans une parenté avec Puccini. On serait plutôt tenté de reconnaître, par-delà quelques accents minéraux brucknériens dans la montagne, une évidente idiosyncrasie bohémienne. Quand la fête esquisse une réminiscence de La fiancée vendue de Smetana [lire notre chronique du 19 octobre 2008], la fraternité avec Dvořák affleure en particulier dans l'une des mélodies cardinales de l'ouvrage, entêtante comme la rumination du passé qu'elle suggère, et dont la matrice modulaire puise dans les symphonies ou les Danses slaves du maître pragois, contribuant paradoxalement à donner à la partition un inimitable sceau mnésique.

Confiée à Walter Sutcliffe [lire notre chronique de son Otello], la production ne s'attarde pas au pittoresque, négligé par la partition. Elle se concentre sur la puissante peinture de sentiments exacerbés. On peut moquer l'extrême naïveté de Pedro, Siegfried aux confins de l'idiotie, mais il s'agit d'abord d'un archétype d'une innocence de la solitude des cimes un peu frustre qui se frotte aux compromissions des basses terres, et dont on découvre progressivement combien elles ont blessé Marta. Imaginée par Kaspar Glarner, la scénographie retient l'essentiel d'un décor germanique, sans excès Regietheater : le Prologue se résume à une masse granitique encadrée telle un tableau idyllique, contrastant avec le monde des hommes, pareil à un intérieur petit-bourgeois. Les lumières réglées par Bernd Purkrabek font efficacement vivre les atmosphères, sans trop céder à une improbable illusion naturaliste que n'appelle pas la fable.

Le spectacle ne saurait tenir sans un trio d'airain.
En Pedro, Nikolaï Schukoff ne freine jamais son engagement. L'éclat ne connaît aucune faiblesse, et s'abstient de toute confusion entre vaillance et exhibitionnisme. Évident, l'héroïsme ne masque pas pour autant la sincérité, certes un peu monolithique mais nullement exempte de fragilité, de ce personnage simple [sur cet artiste, lire nos chroniques du 23 novembre 2010, du 14 avril 2011, du 30 mars 2013, du 30 mars 2016 et du 9 juin 2017, entre autres]. Meagan Miller dévoile la vulnérabilité de Marta, en soulignant avec intelligence les résistances de la jeune femme, dessinées par l'homogénéité du timbre, tout en négociant habilement le basculement psychologique à partir d'éléments rudimentaires. Le vil Sebastiano de Markus Brück évite également la caricature monolithique et affirme une indéniable solidité.

Le robuste Scott Wilde ne lui cède en rien, et incarne un paternel Tommaso [lire nos chroniques du 27 septembre 2006, 4 mars 2008, du 21 octobre 2011, du 8 décembre 2013 et du 26 mars 2016]. Orhan Yildiz fait éclater la jalousie de Moruccio. Paul Kaufmann n'élude pas la gaucherie juvénile de Nando, galbée dans une émission solaire. La Nando d'Anna Schoeck palpite avec une fraîcheur et une sensibilité agréablement fruitées. Jolana Slavíková (Pepa), Sofia Pavone (Antonia) et Anna Destraël (Rosalia) forment un savoureux trio de jeunes commères. On saluera le travail d'Alfonso Caiani, préparant des chœurs efficaces, ainsi que la direction de Claus Peter Flor. À la tête de l'Orchestre national du Capitole, le chef allemand restitue les ressources et influences multiples de la partition, sans ignorer son idiome singulier.

GC