Chroniques

par bertrand bolognesi

Tannhäuser
opéra de Richard Wagner

Oper, Francfort
- 9 novembre 2013
Annette Dasch est Elisabeth du Tannhäuser (Wagner) de Vera Nemirova à Francfort
© wolfgang runkel

Histoires de ciel… De celui qu’offre Senta au Hollandais (à moins qu’à la sainteté le maudit donne accès à la jeune fille, allez savoir) au Montsalvat en passant par les atermoiements d’un poète-musicien chrétien et pêcheur, l’univers wagnérien interroge la foi qu’il oppose volontiers à la morale. Lorsque le public entre dans le théâtre hessois, un humble réverbère projette une lueur pâle sur un plateau presque nu qu’en haut délimite une toile : ciel où de nuageuses volutes dessinent la pureté d’un bleu idéal. Au chevalier-troubadour d’y chanter sa vacillation entre l’inaccessible leurre d’une voûte « contre-réformée » et le prosaïque (paraît-il) septième degré de la gamme des plaisirs dits terrestres, Wagner regardant de front l’éternelle insatisfaction des désirs tel l’addictologue luttant avec son sujet compulsif.

Le ciel du Tannhäuser de Vera Nemirova est, comme dit plus haut, une toile, c’est-à-dire un espace de projection et de réflexion. Devant elle un groupe de campeurs envahit la scène pour une méditation collective, bible en main, sur les premières mesures de l’Ouverture. Du fond l’on porte bientôt une grande croix que tous viennent toucher jusqu’à s’effondrer dans une extase dont est révélée l’ambiguïté par la joyeuse virevolte des vêtures et des bisous à l’heure qu’on devine de la baignade collective, dans la vapeur d’un lac à peine suggéré. Sous la caresse rousse d’une lumière alanguie s’ensuit un bain de soleil, autrement dit sieste gentiment crapuleuse presqu’aussitôt verbalisée en vaste partouze qui vérifie la saveur de tous ses assemblages. Ce stupre affirmé engendre un nouveau rassemblement autour de la croix, transe païenne dans l’ombre du symbole chrétien.

On sait les débordements « classiques » des communautés sectaires soumises à un gourou qui satisfait un appétit souvent double (fornication et monnaie). Ce soir, une équipée de hippies allumés fête sa prêtresse du sexe à travers la copulation ritualisée qu’avec son crooner-étalon elle leur livre. Le couple a vieilli, érodant le désir d’une délivrance dont la recette est trop connue sans doute, dont ennuie l’avant-goût de réchauffé ; après une gifle infâmante, l’agressive poitrine laisse partir guitare et chapeau : tel les clochards d’Arrabal – « aujourd’hui j’ai décidé d’être bon… » (in Oraison, 1957) – Tannhäuser court d’autres illusions.

La mise en scène de Vera Nemirova est assurément l’œuvre d’une jeune artiste infiniment prometteuse (la première eut lieu le 28 janvier 2007), ce qu’ont amplement confirmé ses réalisations plus récentes – de Tristan au Ring et à Lulu [lire nos chroniques du 28 avril 2013, du 3 février 2013 et du 4 août 2010]. On y retrouve l’énergique inventivité qui caractérise son travail (marelle du Pâtre, chevaliers en groupe de pop, arrivée d’Elisabeth dans la salle portant un regard de gamine excitée sur les préparatifs du concours, son parfait play-back à la harpe ensuite, etc.), mais encore le ferme humour (la sympathique séance de photo-souvenir des chanteurs en tournée ou le délicieux toast à la bière qui sponsorisele concours) et, surtout, une pensée profonde qui dans l’ouvrage puise une poésie toute personnelle.

Après un deuxième acte conjuguant angoisse et dérision dans la projection simultanée du concours derrière les gradins des choristes – la toile initiale, toujours : tragique miroir aux alouettes d’une société éperdument narcissique –, Elisabeth erre sur le parterre de crève-la-faim qu’elle abreuve non sans quelque exaspération [photo] : autant de potentiels pèlerins arrivant de Rome parmi lesquels découvrir peut-être son Tannhäuser. Est rappelé ici que le « bon Wolfram » vient de cette tribu des poètes-chanteurs et chevaliers chrétiens, comme Biterolf, Heinrich, Reinmar et Walther auxquels il ressemble moins qu’à Tannhäuser lui-même puisque, comme lui, il est amoureux, qui plus est de la même femme, ce qui le rend dangereux : la culpabilité du pêcheur reconnu comme tel, la voilà discrètement partagée dans la mort d’Elisabeth, tendrement étranglée durant la romance à l’étoile. En toute logique, c’est Wolfram qui, à l’anti-héros chassé par le pape, ouvre la porte du lupanar vénusien, découpée dans le vestige cruellement choséifié de la toile à nuages : larvé dans ses coulures, entamé par l’assaut des projecteurs et rongé par le temps, ce faux ciel de théâtre garde en lui le rêve de ceux qui l’ont regardé – n’est-ce pas la superbe de tout ciel intérieur, même ruiné (surtout) : l’espoir nostalgique ?

L’enthousiasme de la production est assurément communicatif, vu l’engagement des chanteurs à la défendre. L’ensemble de la distribution arbore une musicalité des grands soirs qui laisse sur le bas-côté le rôle-titre (que nous tairons : n’est-il pas ici question de ciel ?...). Outre la fragilité bien venue d’une voix d’enfant, choix nettement prégnant pour le Pâtre (Elias Baumann, soliste de l’Aurelius Sängerknaben Calw), on goûte le plaisir du timbre robuste et le chant toujours sûr de Magnús Baldvinsson, Fafner ici-même cet hiver [lire notre chronique du 25 janvier 2013]. Le jeune ténor coréen JunHo You offre une émission très directe et une clarté soyeuse à la partie de Walther. D’une couleur irrésistiblement chaleureuse, mais encore d’une vocalité qui semble sans effort, tant les moyens sont généreux, le mezzo-soprano finlandais Tuija Knihtilä livre une Venus passionnante. D’un phrasé puissant qui prend appui sur une stabilité à toute épreuve, la basse Andreas Bauer, que nous remarquions en Biterolf à Toulouse [lire notre chronique du 17 juin 2012], est un fort beau Landgraf dont séduit l’imparable fermeté d’émission.

Elisabeth et Wolfram forment le couple vocal de la soirée.
Le jeune baryton autrichien Daniel Schmutzhard signe sa remarquable incarnation d’une souplesse rare de la ligne, toute au service de la nuance et de l’expressivité, également servie par une fascinante présence scénique. Le sens musical est infaillible, toujours sensiblement infléchi, jusqu’à l’indicible tendresse consolatrice d’un O du, mein holder Abendstern extatique. Après son Elsa « prudente » à Bayreuth [lire notre chronique du 14 août 2011] et son attachante Eva de Budapest [lire notre chronique du 8 juin 2013], Annette Dasch s’affirme désormais wagnérienne indéniable, avec une Elisabeth flamboyante qui nous fait presque mentir a posteriori [lire notre chronique du 6 janvier 2013] : la voix a étoffé son grave, donc gagné du corps dans le médium et l’aigu, le souffle s’est « cadré » dans le format de ces rôles jusqu’à gagner en toute quiétude l’autorité requise.

À la tête des musiciens du Frankfurter Opern und Museumorchester dont on admire le bel équilibre pupitral, Constantin Trinks ouvre la version de Dresde (1845) dans une relative austérité de ton. Une emphase contenue (si l’on peut dire) apparaît progressivement dans une approche qui jamais ne s’éloigne d’une fine ciselure. À trente-huit ans, le chef allemand arbore non seulement un impressionnant agenda wagnérien mais encore les saluts de la critique, où qu’il se produise – pensez à son Liebesverbot de l’été, par exemple [lire notre chronique du 14 juillet 2013]. Quant à sa connaissance de Tannhäuser, suffira-t-il de rappeler qu’en cette seule année de bicentenaire il le donnait à Tokyo et à Strasbourg [lire notre chronique du 30 mars 2013], après l’avoir fait à Berlin en décembre ? Contrastant avec un acte du concours brossé dans une tonicité roborative, bondissant sur un relief formidable, Trinks concentre dans une sombre méditation les affres du retour de Rome.

Cette représentation réaffirme haut la main le titre d’Opera Compagny of the Year 2013 décerné à Londres ce 22 avril par l’International Opera Awards à l’Opéra de Francfort dont la présente saison s’orne de quelques raretés d’importance, comme l’Orpheus de Telemann, A Village Romeo and Juliet de Delius, Die Gespenstersonate de Reimann ou Œdipe d’Enescu le mois prochain, et créera le nouvel ouvrage lyrique de Péter Eötvös, Der goldene Drache.

BB