Chroniques

par françois cavaillès

Les enfants terribles
opéra-ballet de Philip Glass

Théâtre de Caen
- 4 décembre 2024
Les enfants terribles, opéra-ballet de Philip Glass, au Théâtre de Caen
© christophe raynaud de lage

Artiste visionnaire, Jean Cocteau l’est sans doute dans Les enfants terribles (1929), court roman écrit en trois semaines seulement et en période de désintoxication de l’opium. L’imagerie fort originale en semble sortie des rêves de l’auteur, de son vécu – notamment la fréquentation des jeunes Jean et Jeanne Bourgoint, frère et sœur fusionnels, sujets apparents du livre – mais aussi par un semblant de faculté médiumnique, d’événements survenus à des amis éloignés du malade reclus – ainsi le prince roumain Georges Greciano qui témoigne du phénomène dans Cocteau, l’opium aux trousses : correspondance inédite et illustrée avec le poète, bref ouvrage captivant publié l’an dernier (Presses universitaires de Strasbourg).

Après l’excellente adaptation au cinéma par Jean-Pierre Melville (1950), ce singulier tableau d’une adolescence en huis-clos parvint quelquefois sur les scènes lyriques françaises sous la forme de l’opéra-ballet à trois pianos et quatre voix composé par Philip Glass, créé en 1996 au Théâtre Casino de Zoug, au centre de la Suisse [lire nos chroniques du 5 décembre 2007 et du 24 novembre 2011]. La production voyageuse lancée par la Co[opéra]tive, association de six théâtres de région, boucle au Théâtre Caen une longue tournée de deux ans. Elle fait retourner aux sombres origines d’un drame éclatant, certes confinée à une jeunesse plutôt aisée mais aussi impétueusement livrée à elle-même, tout en rendant, à un niveau plus large, un hommage haut en couleurs à Cocteau.

La mise en scène de Phia Ménard opte pour une transposition audacieuse dans un EHPAD au mobilier simple et désuet, ce qui donne la chance d’admirer les remarquables transformations physiques des chanteurs grâce aux maquillages et aux coiffures de Cécile Kretschmar [lire nos chroniques d’Erismena, King Arthur et Le bourgeois gentilhomme], ainsi qu’aux costumes de Marie La Rocca. Dans une dynamique centripète, le décor tourne mais aussi, souvent à sens inverse, les trois pianos numériques d’Emmanuel Olivier, qui assure également la direction musicale [lire nos chroniques de La voix humaine, La clemenza di Tito et L’occasione fa il ladro], Flore Merlin et Nicolas Royez [lire nos critiques des CD Le travail du peintre et Aquarelles], situés en périphérie du vaste disque scénique qu’habite un box d’hôpital. Ainsi, dans ce système à trois cercles concentriques mouvants, le thème initial paraît-il un peu fuyant, mais ensuite, suivant le fil de Glass, très compact puis enfin éclairci. Un lugubre solo de piano accompagne la sobre apparition du premier personnage, le narrateur, au jeu minimaliste pour l’instant, comme il sème de la neige et assure à l’aide d’une marionnette l’incipit du conte (selon le texte de Cocteau, hélas très simplifié).

Le récit s’accélère, le jeu pianistique également, et les tons noir et blanc de la scénographie virent au gris tandis que s’élève le chant déjà franc et dramatique du ténor François Piolino en Gérard, un jeune camarade témoin de l’affaire [lire nos chroniques des Paladins, de Der Rosenkavalier, König Kandaules, A midsummer night's dream, L’enfant et les sortilèges, L’heure espagnole, Die Zauberflöte, Trompe-la-mort, Dialogues des carmélites, Carmen, Madama Butterfly, La traviata et Ariadne auf Naxos], avant le soprano clair et expressif d’Ingrid Perruche en Dargelos, l’ange maléfique [lire nos chroniques d’Agrippina, La dame de Monte Carlo, Vénus et Adonis, Giulio Cesare in Egitto, Dardanus, Pelléas et Mélisande, Bellérophon, Orphée et Eurydice, Così fan tutte, enfin Les fêtes de l’Hymen et de l’Amour]. Et à en croire aussi le noble et frémissant Paul confié au baryton-basse Olivier Naveau [lire notre chronique de Der Jasager, der Neinsager], les rôles seront bien caractérisés. Le piano se fait-plus rapide, mais aussi plus raffiné après le passage d’une ombre, en sorte d’introduire, de manière graduelle et efficace, la stridente Élisabeth. La gageure, délicate et ferme à la fois, est tenue haut par le soprano Mélanie Boisvert qui atteint l’excellence dans le jeu et une certaine pureté lyrique en dépit des conditions d’écoute frustrantes, puisque les chanteurs sont sonorisés [lire nos chroniques du Freischütz, de La nuit de Gutenberg et Cendrillon]. Dans son sillage, l’esprit de rébellion des enfants terribles transparaît pour le mieux en musique. Un interlude instrumental étrange et onirique dépeint, dans un bel effet cinématographique généré, à rebours du décor, par le rythme affolé de la tournette, le fragile Paul, entre dérive hypnotique et premiers désirs, somnambule sur un tapis sonore épais et mélodieux.

Fidèlement au roman et suivant la trame moins répétitive qu’originale de Philip Glass, la tension et les disputes croissent dans le couple. Mais moins prévisible, la fantaisie comique surprend le public grâce à l’abattage du comédien Thomas Gonzalez, narrateur autant qu’aide-soignant, bien insufflée pour quelque saynète à l’EHPAD par une dramaturgie subtile. Dans le même sens, le rapport entre frère et sœur s’enrichit d’émotions plus profondes portées par la douceur lente du piano, le ton élégiaque trouvé par Mélanie Boisvert et les ombres passantes dessinées par Éric Soyer et Gwendal Malard. Dans cette ambiance nostalgique se tient un conciliabule presque silencieux entre les pensionnaires.

Le cirque opératique de Phia Ménard est emporté par un habile jeu de forces contraires, entre vigueur individuelle, dans les débats, et sensibilité à un propos social plus large. La pente dramatique tracée par Glass a beau entraîner vers un final angoissant, à partir du long intermède décapant où Thomas Gonzalez rejoue le curieux message filmé Jean Cocteau s’adresse à l’an 2000, s’ouvre un étonnant tribut formel au prince frivole. L’intrigue suit son cours tragique, mais les personnages évoluent en habit médiéval coloré et élargi aux proportions de mini-char de carnaval, dans un truculent manège traversé d’ombres chinoises et mû par une musique de farandole. La confusion s’accentue en apparence comme au fond, puisque tendue par des liens affectifs impossibles à défaire. La détresse juvénile est alors jouée dans un lent tourbillon pianistique. Dans le débit passionné des ultimes élans sentimentaux, c’est la manipulatrice Élisabeth qui d’évidence impressionne le plus. Plus osé encore, le son dans la salle gravit même des montagnes russes entre silence obscur (avec grincement de tournette éteinte) et bruitage industriel en violent crescendo, pour mener à une conclusion oppressante et très artificielle. En guise d’épilogue, les deux héros n’auront quitté les ors de l’étrange bal masqué que pour une ultime séance d’hypnose, leur jeu familier dans le roman, ici tourné en évasion dans la réalité virtuelle. Que ne reste-t-il, pour les âmes terribles, une cuillerée d’opium ?

FC