Chroniques

par bertrand bolognesi

La voix humaine – La dame de Monte Carlo
opéra et monologue de Francis Poulenc

Opéra de Rouen (saison hors les murs) / Théâtre des deux rives
- 2 novembre 2005
Sophie Fournier dans La voix humaine de Poulenc à Rouen
© franck galbrun

C'est dès 1918 que le jeune Francis Poulenc met en musique la poésie de son aîné de dix ans Jean Cocteau, avec Toréador. Quelques mois plus tard, il illustre Cocardes. Proche du prince des poètes, il oriente cependant son œuvre plus copieusement vers Guillaume Apollinaire, Max Jacob et Paul Eluard, sans oublier les auteurs d'autrefois, pour ne retrouver Jeannot, père du Coq et l'Arlequin qui servira de manifeste au Groupe des Six, qu'en 1958 avec La voix humaine, le monodrame livré en 1930 alors que Cocteau tournait Le sang d'un poète, son premier film. L'accueil qu'un certain public réserve à la pièce lors de sa création au Théâtre Français en 1932 ne fait guère honneur à des agitateurs nommés Eluard, Aragon et surtout Breton (« c'est à Desbordes que vous téléphonez ! ») qui lui trouvent un air malvenu de quotidien qui n'a pas l'heur de plaire aux préoccupations surréalistes. Presque trente ans plus tard, Poupoule se penche sur ce texte qu'on avait insulté et imagine un opéra pour une voix seule que créera Denise Duval en 1959, à l'Opéra Comique.

Sur l’habituelle version orchestrale de l’ouvrage, la partition pour piano présente l'avantage de dessiner plus encore le drame de cette femme abandonnée par un amant qu'elle aime, avec lequel elle parle une dernière fois au téléphone, avant qu'il ne parte en voyage de noces avec une autre. Nicolas Krüger l'a bien compris : au piano, cette conversation est une véritable exécution de l'héroïne qui ne saurait en réchapper. Sans négliger un certain travail de couleurs, il assène sans pitié des ponctuations fragmentaires qui précipitent le ridicule des interruptions téléphonique dans un désespoir presque sordide.

Pour l'Opéra de Rennes,Alain Garichot montait sa Voix humaine il y a trois ans ; c'est cette production que reprend aujourd'hui l'Opéra de Rouen au Théâtre des deux rives, sa scène bénéficiant actuellement d’un stage intensif de remise en forme. Sobre, l'espace est à peine délimité par un lit rond où gisent quelques coussins côté cour, un tout petit guéridon recouvert d'une nappe blanche devant une chaise masquée par une housse au centre, le piano à queue fermant le côté jardin d'un trois-quarts dos. Sophie Fournier est couchée lorsque le public entre ; il ne voit pas de suite sa robe qui se fond dans le décor d'un même soyeux. Garichot situe sagement la pièce dans son époque, par la datation du récepteur téléphonique, une certaine manière d'habiter un vêtement, etc. Pourtant, quelques gestes et déplacements paraissent un rien artificiels, comme « obligés », indiqués, pourrait-on dire, plus que vécus. Ces maladresses surviennent vraisemblablement du trac d'avoir à jouer seule cette œuvre exigeante dont on ne sort pas indemne.

Comme c'est presque toujours le cas au théâtre, la chanteuse s'embrouille parfois, oubliant une réplique, un mot, un détail, parce que tout commence ici de manière similaire par des « allô », des « c'est toi ? », des « mon chéri », des oui ou non qu'immanquablement l'on confond. Le soprano offre une diction exemplaire qui nous rapproche plus encore de la parole. Elle sait parfaitement ce que l'autre lui dit et qu'on n'entend pas – comme en témoignent trois oui de suite tout-à-fait différents, par exemple. D'unlegato avantageux, d'un timbre clair, elle emporte peu à peu dans des émotions presque insoutenables, la désuétude des ratés téléphoniques trouvant une nouvelle actualité depuis l'avènement du mobile – « tu m'entends ? Allons bon, maintenant c'est moi qui ne t'entends plus », etc. Le chant s'affirme bien mené, et lorsque la plénitude attendue n'arrive pas (« je serais devenue folle »plutôt raide), c'est qu'un excès d'émotion vient perturber l'émission. Dans ce répertoire qui nous fait nous souvenir la passion de Poulenc pour la chanson, une perfection plastique de la voix serait un handicap, du reste. Les délices ne sont pas de la fête : ténue est l'expressivité, sombre le climat. Après avoir bien souffert, menti en feignant ne pas déceler les mensonges d'un qui ne l'aime plus, cette femme s'endort ou s'éteint sur le lit, dans la même position qu'au début. La lumière bascule et fait apparaître une lune, immense.

C'est dans cette lueur étrange et chaude que survient Ingrid Perruche, cette Dame de Monte Carlo empruntée aux figures tragicomiques de Cocteau par Poulenc en 1961. Aux quelques plumes qui la coiffent, la chanteuse associe une ironie mordante et triste que souligne une gouaille heureuse. Effrayante, le regard fasciné par sa propre malchance, la joueuse acidifie les anicroches verbales, parente de cette « Jeanne morte entre deux draps très blancs » (L'Anguille, mélodie sur un poème d'Apollinaire), avant de n'être plus qu'une silhouette inquiétante dessinée par la lune, dans ce terrible cri, « Monte Carlo ! », suspendu au bord du vide. Ce soir, la question ne se pose pas : la cocotte pique une tête définitive.

BB