Chroniques

par françois cavaillès

Erismena | Érismène
dramma per musica de Francesco Cavalli

Festival d'Aix-en-Provence / Théâtre du Jeu de Paume
- 9 juillet 2017
Au Festival d'Aix-en-Provence, Erismena, dramma per musica de Francesco Cavalli
© pascal victor

Le prélude velouté au souffle pastoral est le premier transport, et déjà l'ultime en douceur, pour l'intime Théâtre du Jeu de Paume soudain emporté par la fugue et bombardé pour près de trois heures à venir d'amour, de guerre et d'un lyrisme brut et direct. En suivant le cours d'Erismena...

Créée à Venise en 1655, aujourd'hui déterrée et offerte en bonheur parfait par Leonardo García Alarcón et sa Cappella Mediterranea, la nouvelle et formidable rareté de Cavalli peut facilement, dans ce morne été aixois, déchaîner les passions. Drame digne du plus grand Monteverdi, shakespearien, wagnérien... Avec force les amateurs d'opéra sont poussés dans leurs derniers retranchements – et avec quel plaisir ! – à la découverte de ce fascinant spectacle.

La trame complexe en a toute été imaginée par un jeune poète vénitien, Aurelio Aureli. Au lendemain d'une guerre, comme en traversant le champ de bataille encore chaud, la jeune Erismena se fait passer pour un soldat arménien afin de pénétrer la cour du roi des Mèdes, Erimante, et y retrouver ainsi son bien-aimé Idraspe, le prince ibère qui l'a quittée. Entre les dix personnages, tous dupes à un moment ou à un autre (comme pris dans un imbroglio « action ou vérité »), tout s'explique pourtant clairement en suivant le fil du désir, chatoyant (entre dramatique, comique et sensuel), tout au long de ce grand poème d'amour au charme de roman chevaleresque, aux airs simples, grandioses et inexplicablement attachants et au récitatif irrésistible en forme de délicieux petit arioso.

Dès les premiers jaillissements vocaux, entre un baryton-basse éveillé d'un cauchemar (Erimante) et un doux ténor rassurant (son fidèle Diarte), la poésie du livret et l'équilibre de la musique tranchent merveilleusement avec tout l'existant et le connu. Au rythme endiablé du récit brûle-planches ou divin de l'orchestre avide de lyrisme s'accrochent les chanteurs, tous démonstratifs, jeunes et de haute estime.

Honneur au souverain, tout d'abord !
Sous la couronne d'Erimante, Alexander Miminoshvili sait passer des doux souhaits languissants agenouillé (Je brûle pour un beau visage, I) à la vengeance tyrannique en fin d’Acte II, avant l'incroyable dénouement, exprimé néanmoins avec justesse au duo final avec sa fille retrouvée par miracle – un indice, son nom figure au titre de l'œuvre ! Erismena, justement, est encore un rôle gagnant pour Francesca Aspromonte, le plus beau et le plus intense, peut-être, pour le soprano calabrais [lire nos chroniques du 9 novembre 2015, du 4 février 2016 et du 20 juin 2017]. L'étincelle solitaire se nomme Destin impitoyable, un bel air d'entrée très bien projeté. Dès lors, des superbes vocalises de la prisonnière menacée de mort jusqu'à la révélation amoureuse finale très impulsive, en passant par son analyse lucide et motrice du drame, scintille une belle nébuleuse dans les hautes sphères du chant, exprimant aussi bien le doute et l'appréhension que, ni écœurée ni effrayée, passés ces « ô cruelles tempêtes qui m'infligez », le plus fragile espoir qu'elle puisse caresser.

L'amour reste pur tout en changeant de nom et de forme. Ainsi du fou contre-ténor dansant Jakub Józef Orliński (le prince Orimeno, allié d'Erimante), excellent dans l'air pulvérisateur des vaines espérances au début du III (« On verra ? J'entends ces mots comme tous les amants »), à l'ardent, ferme et poignant baryton Andrea Bonsignore, son serviteur Argippo). Ou bien encore, comment le fleuve amoureux se partage entre les contre-ténors Carlo Vistoli (Idraspe), magnifique et terrible de douceur dans son air d'adieu, et Tai Oney (son confident Clerio), délicat, sensible et savamment érotisant. En Diarte, le rôle le plus discret, la réussite paraît totale pour le ténor Jonathan Abernethy [lire notre chronique du 10 avril 2017]. Dans le plus exposé, au travestissement et au comportement bel et bien grotesque, il semble tout bonnement extraordinaire, incarnant de sa forte stature, engoncée dans une robe de soirée moderne, la vieille nourrice Alcesta. Perruque et maquillage confondants, signés Cécile Kretschmar, renforcent le comique dévergondé du ténor anglais, par ailleurs très clair, volontaire et torrentiel dans l'air typique Maudit soit le temps qui blanchit mes cheveux.

De même au féminin, les nombreuses facettes d'Aldimira – entourée de trois amants ! – mettent en valeur, dans des airs de toute splendeur, le timbre flûté puis le chant si intense, puissant et limpide du soprano Susanna Hurrell. Mais encore, légèrement en retrait en tant que sa suivante Flerida, Léa Desandre brille à chaque apparition, tout particulièrement dans un subtil petit tour de chant sur l'amour des hommes. Alors que le clavecin d'Alarcón donne le vif du sujet amoureux, orné de flûtes gracieuses, le mezzo franco-italien se révèle tout expressif, d'abord moqueur et implacable puis aussi passionné que sensuel au contact d'Argippo.

Favorisant à la fois la fluidité sentimentale et les coups de théâtre, la mise en scène de Jean Bellorini valorise la linéarité de l'intrigue, sobrement déroulée dans un lieu dépouillé, avec l’éclairage vif et singulier d’ampoules pendantes.L'élément principal du décor, réalisé avec talent par la jeune scénographe et architecte Véronique Chazal, est un grand filet suspendu et amovible qui impressionne et signifie beaucoup, comme de grands gestes pour élever, presser ou isoler les solistes. Enfin, plus sophistiquée et audacieuse, la garde-robe de Macha Makeïeff ravive et distingue les individualités de cet Erismena joyeux et turbulent qui, fait assez exceptionnel dans l'opéra vénitien, ne comporte pas d'ensemble.

FC