Chroniques

par bertrand bolognesi

Der Rosenkavalier | Le chevalier à la rose
opéra de Richard Strauss

Opéra de Nancy
- 31 mars 2005
superbe Maréchale de Martina Serafin : Der Rosenkavalier (Strauss) à Nancy
© ville de nancy

La surprise n'est pas mince lors de la première de la nouvelle production nancéienne de Rosenkavalier ! Rideau baissé, quelques roses devant le velours laissent suggérer un gentil clin d'œil… Au contraire, la lumière se fait bien vite sur un plateau entièrement vide, véritable champ de roses où Bichette et Quin-Quin s'ébattent librement sur quelques coussins. Sans architecture, sans murs, sans rien pour en limiter les dimensions, mais au contraire ouvert à l'infini, cet espace devenu immense suggère l'opulence du palais Werdenberg bien plus justement que le décor le plus luxueux. Erigée en principe, cette végétation est écrasée comme autant d'illusions piétinées, d'innocence déniaisée, dans une possible métaphore du noir et désastreux ridicule d'une classe dominante tout occupée à défendre les apparences de valeurs morales dont elle contribue elle-même à la perte. D’un grand raffinement, la rose d'argent que le fiancé offre à sa promise n'est qu'une survivance folklorique des plus ironiques.

Dans un contexte qu'on dira sans pitié, et sur un plateau si terriblement lisible, il fallait une direction d'acteurs au rasoir : c'est bien le cas, avec un beau travail d'intention et de construction des personnages. Car, sans obéir aux codes habituels, on joue ici merveilleusement, de sorte que chaque rôle existe bel et bien. Jusqu'à créer un deuxième acte qui finit par échapper au seul comique : la mise en scène parvient à nous faire participer de l'aversion inspirée par Ochs à une jeune fille comme Sophie. Chaque acte s'achève donc sur un tapis de fleurs froissées, le prochain s'ouvrant sur la fraîcheur d'un nouveau champ que l'action n'aura de cesse de détruire sauvagement.

Si, pour commencer, l'on est au XVIIIe siècle, l'acte Faninal se situe dans le premier quart du XXe, tandis que le cabinet particulier de l’Acte III est un bouge de notre temps. Pourquoi ? Peut-être parce qu’Hofmannsthal et Strauss situent la pièce dans un XVIIIe fantasmé, que le II est le plus proche de la contemporanéité de l'ouvrage, pris ici comme axe d'une bascule vertigineuse, et qu'avec un tel III est évitée toute malsaine nostalgie, avec plus de chance de donner corps à la réalité tangible de l'intrigue. Pourtant – et là sera notre seule réserve quant à la proposition brillante de Philipp Himmelmann – l'encombrement de matelas d'une sorte de hangar à débauche ne fonctionne pas, et vient alourdir et même contredire l'option générale de la réalisation. Car enfin, ce lieu vaguement trash où une société gentiment déjantée viendrait s'adonner aux pires choses – lesquelles, d'ailleurs ? – obéit à tous les stéréotypes du genre, de sorte qu'une nouvelle convention a trouvé secrets de méandres pour contaminer un travail jusque-là fabuleusement libre. Débarrassé de cette bacchanale improbable, le trio final retrouve l'intelligence de la majeure partie du spectacle, s'achevant sur une Maréchale seule, calmement rafraîchie d'une bruine réparatrice.

À une option d'une telle personnalité est associée une fort belle distribution qu'on ne saura que féliciter. On le sait, Der Rosenkavalier convoque un plateau peuplé dont on retiendra principalement une dizaine d'intervenants, parmi lesquels le majordome honorable de Ronald Lyndaker, la très drôle et incroyablement sonore Marianne de Michèle Lagrange, et la concluante prestation de la basse confortablement projetée d’Antoine Garcin dans le rôle du commissaire. Les intriguants Valzacchi et Annina forment un couple crédible scéniquement, mais vocalement disproportionné : Marie-Thérèse Keller possède une indéniable couleur et un phrasé facile, tandis que François Piolino est un peu perdu dans une partition si musclée. Construisant un personnage trop poli pour être honnête dont la sordidité se révèlera dès la fin du deuxième acte, Peter Edelmann affirme en Faninal un vaillant baryton d'une souplesse et d'une précision remarquables. Si Andrew Greenan offre au Baron Ochs un timbre corsé et une puissance sonore spectaculaire, c'est exclusivement du médium à l'aigu, et d'une justesse largement discutable ; en revanche, il propose un personnage dangereux qui n'a rien d'un vieillard inoffensif, et dont la franche santé est une menace réelle.

Avec un aigu facile, Henriette Bonde-Hansen donne une présence idéale au personnage de Sophie, ici particulièrement attachant ; irréprochable, il semble qu'elle ne soit pas toujours au même niveau sonore que ses partenaires à la voix plus puissante, de sorte qu'elle est parfois couverte, sans que cela gâche outre mesure sa prestation. Le mezzo suisse Heidi Brunner compose un Octavian efficace grâce tant à un timbre riche doté de graves convaincants qu'à un vrai sens du théâtre, tandis que le rôle de la Maréchale révèle une chanteuse d'une classe extraordinaire : Martina Serafin possède une voix immense, d'une parfaite égalité d'émission, qu'elle sait utiliser magnifiquement. Le timbre, plus que riche, est complexe, la vocalité évidente, le chant diablement bien mené sans qu’apparaisse jamais le travail. Bref : avec des moyens tombés du ciel cultivés par une musicalité prodigieuse, un art de la nuance à couper le souffle, une intelligence dramatique rare – à la fin du I, les adieux bouleversent – et un physique admirable, elle présente une Maréchale exceptionnelle. Gageons de la retrouver bientôt en Elsa ou en Elisabeth, et dans quelques années en Isolde.

Enfin, un bonheur n'arrivant jamais seul, la lecture de Sebastian Lang-Lessing s'avère d'une pertinence notable. En quelques années, le jeune chef a donné un son et une personnalité à l'Orchestre Symphonique et Lyrique de Nancy qui n'a pas toujours sonné comme ce soir. Si la formation accuse les mêmes soucis – à savoir une justesse fragile des cordes et des attaques parfois maladroites aux cuivres – le pupitre de bois a nettement progressé, offrant aujourd'hui une flûte et une clarinette solos remarquables, et affirme dans une couleur, une profondeur et un relief étonnants. Par elle-même, l'interprétation en fosse, toujours savamment nuancée, raconte quelque chose : visitée d'un étrange vent de folie et d'urgence dans le premier acte, affirmant une élégance fluide plus distante dans le suivant, elle révèle dans l’ultime une option proprement expressionniste aux accents mahlériens, avec ces frottements, heurts et stridences qui viennent génialement souligner tout ce que cet acte peut avoir de chaotique.

BB