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Chroniques
Carmen
opéra de Georges Bizet
Décidemment, le genre lyrique semble être entré dans une époque de space opera. Après La bohème dans une navette spatiale vue à Bastille à l’automne dernier, puis, au début de ce mois, un Vasco de Gama entreprenant un voyage interstellaire à l’Opéra de Francfort [lire nos chroniques du 1er décembre 2017 et du 11 mars 2018], voici qu’un film est projeté sur le rideau pendant l’Ouverture de Carmen, montrant le cosmos traversé à la vitesse de la lumière. Le plateau découvre une étrange planète baignée d’une brume épaisse au sol – les machines à fumée seront en fait utilisées de manière intensive pendant toute la soirée –, un cratère au centre et des corps allongés alentour. Les ouvrières sortent du mini volcan – on apprécie la phrase de Don José à son lieutenant « …il fait trop chaud là-dedans », finalement le seul petit clin d’œil sympathique de ce spectacle qui ne fonctionne pas vraiment pour illustrer le chef-d’œuvre de Bizet.
Meilhac et Halévy ne sont d’ailleurs pas les seuls librettistes convoqués, puisque le metteur en scène Aik Karapetian ajoute ou modifie quelques dialogues : Carmen est la Reine, ou la Déesse suivant les moments, elle déclare que « nous sommes tous envahis de taureaux », d’ailleurs « Don José est un taureau » dont elle va se servir pour sauver les siens. L’héroïne donne non pas une fleur mais une pierre à José – pourquoi pas ? On ne peut s’empêcher de penser alors à la fameuse kryptonite qui neutralise les pouvoirs de Superman, surtout avec l’Acte II peuplé de bacs de ces jolies pierres précieuses et lumineuses, tandis qu’au III c’est Don José qui en « pousse des wagonnets ». Cette relecture mise à part, le jeu scénique est aussi défaillant : pas de bagarre au I entre les partisanes de la Carmencita et celles de la Manuelita, les choristes restant plantées comme des piquets, José se défend contre Carmen avec son épée tendue pendant toute la Habanera, et se prend la tête pendant un instant sans un gramme de naturel, etc. Carmen, coiffée de sa couronne, et José évoquent à vrai dire plus d’une fois la Reine de la Nuit qui rencontrerait Lohengrin ou Siegfried. Le quatrième acte est plus dégagé, une passerelle est levée à mi-hauteur où José tue Carmen à coups de pierre, sur fond de ciel tournant et rougissant, au-dessus d’un anneau (ou d’une arène) fumant.
La distribution vocale est de bien meilleure tenue, avec de très bons artistes dans les trois premiers rôles. Anaïk Morel chante Carmen avec des moyens naturels, sans poitrinage ni fulgurance particulière, mais avec une grande musicalité et en s’appliquant sur l’articulation. Les textes parlés du ténor Robert Watson en Don José sont moins fluides mais, dans le chant, il peut rappeler par moments un Jonas Kaufmann, avec un grave riche de couleur sombre et une capacité à claironner dans la partie supérieure du registre. Ruzan Mantashyan (qui interprétait une formidable Marguerite de Gounod à Genève en février), fait entendre à nouveau son timbre somptueux en Micaëla, une assise très sûre dans le grave et des aigus généreux. En Escamillo, Alexandre Duhamel inspire plus d’inquiétude : certains passages sont livrés avec maîtrise et puissance, mais d’autres s’entachent d’une approximation récurrente de l’intonation, le mettant clairement en difficulté dans ses airs – depuis, nous avons appris que l’artiste souffrait d’une allergie violente provoquée par un produit de maquillage ; aussi faut-il au contraire le féliciter d’avoir pu assumer son engagement malgré cette situation [note de la rédaction]. Il est difficile d’imaginer meilleures Frasquita et Mercédès que Khatouna Gadelia et Valentine Lemercier, la projection des aigus de la première et la noblesse du grain de la seconde étant un régal permanent. François Piolino (Remendado), Jean-Vincent Blot (Zuniga) et Philippe Estèphe (Moralès) complètent avec solidité cette équipe vocale qui n’a cependant pas la tâche facile pour faire face aux déchainements orchestraux.
Depuis sa réouverture en 2012, après des travaux de rénovation, l’Opéra Comédie dispose d’une fosse dont l’acoustique paraît souvent d’une puissance démesurée. C’est désormais au chef d’ajuster l’équilibre avec le plateau, mais Jean-Marie Zeitouni, au pupitre de l’Orchestre national Montpellier Occitanie, impulse une direction très franche et sonore, à laquelle les instrumentistes répondent avec enthousiasme, en particulier les cuivres et les percussions. À plusieurs occasions il faut tendre l’oreille pour capter les voix – par exemple, les enfants sont le plus souvent inaudibles à l’Acte I, mais cela s’améliore au IV lorsque les cuivres sont relégués au foyer, portes ouvertes sur la salle. Le chœur est, quant à lui, bien en place, mis à part un petit moment de flottement lorsque les hommes chantent en coulisse à l’entrée d’Escamillo.
IF