Chroniques

par gilles charlassier

Bérénice
opéra de Michael Jarrell

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 29 septembre 2018
En création mondiale, Philippe Jordan joue Bérénice, opéra de Michael Jarrell
© opéra national de paris | monika ritterhaus

La création à l'Opéra national de Paris entretient un rapport particulier avec le patrimoine artistique de la nation. Le statut de l'institution, qu'il conviendrait pour l'occasion de renommer par son étiquette native, Académie royale de Musique, éclaire cette idiosyncrasie que Stéphane Lissner a bien comprise, initiant un cycle de commandes en lien avec les grands jalons de la littérature française. Après Trompe-la-mort de Luca Francesconi, élaboré à partir de La comédie humaine de Balzac, autour du personnage de Vautrin [lire notre chronique du 18 mars 2017], c'est Bérénice de Racine qui sert de terreau à l'opéra éponyme de Michael Jarrell.

Comme dans l'opus de l'an dernier, le livret est collationné par le compositeur lui-même à partir de la littéralité littéraire. Ce qui relevait chez Francesconi d'une reconstitution à la manière d'un puzzle nouveau devient, chez Jarrell, une condensation de tragédie, galbée dans l'originelle prosodie d'alexandrin, éventuellement adaptée à la nécessité musicale. Enchaînées chacune par un interlude selon un procédé similaire à Pelléas et Mélisande, les quatre séquences de l'ouvrage recoupent l'architecture en cinq actes, les deux premiers fusionnés dans le tableau augural qui présente d'ailleurs la particularité de jouer jusqu'à trois scènes en simultanéité, mettant en perspective le contrepoint des attentes et des désirs, avant de dérouler la linéarité de la trame.

S'appuyer sur la fascinante beauté du verbe racinien devrait préserver, selon un mode presque conservatoire, sa noble rhétorique de la retenue. À cet égard, le passage à la forme lyrique constitue un paradoxe en ce que la déclamation chantée, pourtant fidèle aux mots du XVIIe siècle, exacerbe plus d'une fois les affects au delà de la bienséance, convention poétique dont la force n'est pas toujours aisée à traduire en notes – en son temps, l'esthétique allusive de Debussy fut une piste, appliquée à l'univers de Maeterlinck.

La nomenclature vocale n'est peut-être pas étrangère à cette relative trahison, perceptible avant tout dans le baryton rocailleux du Titus de Bo Skhovus, mêlant la colère et la détresse de l'Empereur dont la couronne piège les amours, même si l'écriture vocale se décante au fil de la soirée. Si le Danois convainc dans cette souveraineté tenaillée entre les lois et le cœur, on imaginerait volontiers la confier à Stéphane Degout, avec un soupçon d'harmoniques boisés dans le timbre – la présence de Barbara Hannigan et le souvenir du Benjamin londonien de ce printemps ne sont sans doute pas étrangers à cette observation [lire notre chronique du 18 mai 2018]. Les volutes stratosphériques siéent instinctivement au soprano canadien, quoique non exemptes de maniérismes. La sortie de l'héroïne, un adieu émondé jusqu'aux confins du souffle et du silence en un adagio quasi sciarrinien, compte cependant parmi les plus remarquables moments d'authenticité dramatique de l'œuvre.

On ne pourra d'ailleurs pas opposer au compositeur suisse une méconnaissance de la voix. L'Antiochus d’Ivan Ludlow résume la complexité psychologique du confident et rival, en un équilibre entre vigueur et tourments. Alastair Miles affirme la gravité de Paulin et de la Loi. Julien Behr démontre une indéniable homogénéité en Arsace, partie de ténor valeureuse mais non héroïque, qui ne place pas le soliste en situation d'inconfort inutile – et straussien oserait-on. Quant à Phénice, elle revient à une voix parlée que Jarrell aime solliciter. L'âpreté de l'hébreu de Rina Schenfeld oriente l'oreille, de manière un peu attendue, vers les origines de la reine de Judée.

Si la facture vocale accompagne le hiératisme de l'intrigue, lamento qui s'immobilise progressivement dans le dépouillement, la matière orchestrale se limite souvent à un substrat. Certes, la fosse fait, sous la baguette de Philippe Jordan, ressortir la pesanteur oppressante qui nourrit l'argument autant que la maîtrise des couleurs denses et sombres de l'instrumentation. Mais cette illustration – ne s'interdisant pas quelques appoints électroacoustiques, efficaces à défaut d'originalité, et parmi lesquels on citera les interventions enregistrées du chœur, préparé par Alessandro di Stefano – n'évite pas toujours le risque d'une inertie que seuls les intermèdes symphoniques viennent faire réellement respirer. Tandis que le monologue Cassandra, imaginé par Jarrell il y a plus de vingt ans et redonné récemment au Théâtre de l'Athénée [lire notre chronique du 20 octobre 2017], tressait l'accompagnement orchestral comme un fragile voile portant la fébrilité du texte, le procédé, alourdi pour les besoins de la forme et du lieu, verse dans une pâte plus monochrome qu'économe, semée çà et là d'effets néanmoins raffinés et séduisants.

À la fois intimiste et monumentale, la mise en scène de Claus Guth contribue à cette impression de froideur solennelle qui, pour être le terroir de Racine, n'en confisque pas toute la sève. Dessiné par Christian Schmidt, lequel se joint à Linda Redlin pour concevoir des costumes à la temporalité également abstraite, le décor marmoréen, à peine mobile, de vaste antichambre (celle du pouvoir, flanquée des appartements respectifs de Titus et Bérénice), porte l'empreinte d'un style néo-antique aseptisé, aux corniches à peine festonnées. Le dispositif est parfois pris de menues secousses telluriques, métaphore probable de la menace pour l'édifice législatif romain que représente le mariage de Bérénice et Titus ; ainsi lorsque ce dernier verse le contenu du vase funéraire, les cendres de son père Vespasien, dont la mort a précipité le destin – la noire terre que balaie l'Empereur a, au demeurant, toute l'apparence de cendres.

Réglées par Fabrice Kebour, les lumières participent de la plasticité expressive du spectacle, quand les vidéos du duo Rocafilm, réunissant Roland Horvath et Carmen Zimmermann [lire notre chronique du 11 juin 2018], confondent les fantômes de l'histoire judaïque de l'époque du drame – Hérode a fait détruire le Temple quelques années plus tôt – et ceux des exils plus récents de la Diaspora. En somme, cette Bérénice répond parfaitement au cahier des charges, mais, exercice de style soigné et scrupuleux, ne s'en éloigne guère. Le génie de Michael Jarrell s'est plié à l'excellence académique.

GC