Chroniques

par bertrand bolognesi

Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny
Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny

opéra de Kurt Weill
ANO / Théâtre Graslin, Nantes
- 21 février 2009
Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny de Weill au Théâtre Crébillon de Nantes
© jef rabillon | ano

Propulsée dès 1927 par la collaboration avec Bertolt Brecht - Die Dreigroschenoper -, la musique de Kurt Weill accompagnera avec génie l’œuvre du dramaturge, au point même que certains commentateurs ne parviendraient pas à l’en dissocier, bien que ses inspirations soient guère monolithiques. La même année est conçue une musique de scène, constituée principalement de chants, pour Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny, pièce de Brecht. Et c’est à partir de cette partition qu’on a, depuis, pris habitude de jouer en Suite, que Weill écrira l’opéra éponyme, créé à Leipzig en mars 1930. Si la féroce farce sociale saute aux yeux, le traitement musical détourne les canons choisis dans les œuvres précédentes dans une vaste Passion matérialiste et immorale où retentit l’écho de la crise de 1929. Ironie du temps : c’est avec son recul qu’on aborde aujourd’hui ces Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, alors même qu’une nouvelle crise actualise des questions qu’inconsidérément beaucoup d’oreilles encore ne veulent pas entendre. Certes, il y a de la naïveté dans cette phrase ; à tout prendre, sans doute est-elle préférable à l’étrange satisfaction d’un « L’on sait tout cela » et qui s’en contente.

Reprise par Angers Nantes Opéra en collaboration avec le Spoleto Festival USA et l’Opéra de Lille, la production que Patrice Caurier et Mosche Leiser signaient il y a douze ans pour l’Opéra de Lausanne commence sur une scène vide, les projecteurs balayant la salle en une ronde angoissée. Du désert naîtra bientôt Mahagonny, une ville imaginée dans le seul but de profiter d’un monde malade. Dans le même esprit, le spectacle s’achève dans une batterie de lumières qui aveugle de questions le regard dit civilisé du spectateur. Là encore, on pourra dire le procédé couru, ce qui permet de s’abstraire habilement desdites interrogations. On retrouve ce soir le climat choisi par le tandem pour leur mise en scène du Nez de Chostakovitch [lire notre chronique du 12 décembre 2004], pour ce qui est de l’occupation de l’espace par le chœur, dans un tout autre univers pourtant. Plusieurs influences picturales s’y lisent : les contrastes colorés d’un Jawlensky sur les visages peints des choristes, les emblèmes architecturés d’un Kirchner dans les éléments de décor, ou encore la tenue corporelle des créatures de Grosz.

Servie par une distribution efficace, la représentation va rondement son cours, malgré la relative mollesse de la lecture qu’en propose Pascal Verrot à la tête de l’Orchestre National des Pays de Loire. Relative, car elle s’affermira dans le deuxième acte. Sa grande qualité réside dans un soin inhabituel du détail, comme en témoigne la fort belle interprétation de l’ouragan, profitant alors de toutes les saveurs de la partition. Au solide Trinité de Nicholas Folwell répond le timbre clair de Beau Palmer (Fatty), bientôt rejoints par l’impressionnante Nuala Willis en Léocadia, présence théâtrale étonnante dont l’impact parlé fait autorité comme aucun. Tous les ensembles vocaux sont ici extrêmement soignés, qu’il s’agisse du duo initial ou du quatuor des bûcherons débarqués d’Alaska (scène 4). S’y remarquent Frédéric Caton, parfaitement à son aise en Joe, la solide basse de Randall Jakobsh en Bill, la couleur d’Éric Huchet en Jack, enfin l’égalité de timbre d’Andrew Rees, Mahoney attachant.

Deux voix, si l’on peut dire, dominent la soirée. Celle du soprano polonais Elzbieta Szmytka qui campe une Jenny tour à tour goualeuse et tendre – aérienne Alabama Song, bientôt leitmotiv – et dont les vocalises survoleront avec superbe les variations du chœur. Enfin, le Chœur d’Angers Nantes Opéra lui-même, minutieusement préparé par Xavier Ribes, offrant un travail d’un équilibre rare dans une homogénéité remarquable. Les interventions de la Fanfare de la IXe Brigade Légère Blindée de Marine de Nantes (direction Philippe Hardy) dynamisent la scène.

BB