Chroniques

par bertrand bolognesi

Faust
opéra de Charles Gounod

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 19 mars 2021
Tobias Kratzer met en scène "Faust" à l'Opéra national de Paris
© monika rittershaus | opéra national de paris

Plongée dans la tourmente virale planétaire depuis un an, la vie culturelle française ne semble guère promue bientôt à des jours sereins. Si concerts et représentations théâtrales, dites et chantées, ont repris sous d’autres latitudes, point n’est déjà question d’ouvrir nos salles au public. Au lendemain de l’annonce du troisième confinement de l’Île-de-France par le Premier ministre, l’accueil des journalistes à l’Opéra national de Paris est de ces paradoxes à nous être savoureux. L’unique représentation de cette nouvelle production de Faust fait l’objet d’une double captation, puisque France Musique en transmettra le son le soir du samedi 3 avril et qu’en celui du vendredi 26 mars le spectacle sera diffusé par France 5 (on le pourra voir plus tard dans les cinémas et il restera également disponible six mois durant sur Culturebox).

Derrière le Génie de la Liberté qui, depuis plus de cent quatre-vingts ans, commémore les Trois Glorieuses, un dispositif sanitaire strict est respecté par tous. C’est donc masqué, lui aussi, que Lorenzo Viotti prend place au pupitre d’où lancer les hostilités infernales escomptées. Le chef suisse [lire nos chroniques du 24 juin 2017 et du 17 août 2019] s’empare avec une souplesse délicate de la partition de Gounod dont il livre une lecture soignée. Discrètement lyrique, encore son approche se caractérise-t-elle par une inflexion volontiers soyeuse et une salutaire clarté, toujours à l’écoute de l’équilibre entre fosse et plateau. S’il apparaît qu’une inspiration plus affirmée n’aurait pas manqué de grandir au fil des représentations, saluons l’art du jeune homme (trente-et-un ans) à magnifier la danse, ô combien enivrante ici, et le plaisir pris à ciseler chaque trait solistique, en saine complicité avec les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris. Saluons également la prestation du Chœur maison qui, sous la battue de José Luis Basso, réalise un sans-faute.

Le septuor vocal se révèle plus qu’efficace.
Ainsi du Siebel particulièrement attachant, frissonnant à souhait, de Michèle Losier, mezzo-soprano fort agile qui ne cesse de bonifier moyens et talent [lire nos chroniques de Cendrillon, Castor et Pollux, Benvenuto Cellini, Béatrice et Bénédict]. De même du Wagner généreusement timbré et subtilement musical de Christian Helmer, baryton élégamment aguerri au répertoire français que l’on retrouve avec joie [lire nos chroniques de La bohème, Iphigénie en Aulide, Maria Stuarda, Le Pré aux clercs, Carmen, Trompe-la-mort, Les Troyens et Madame Favart]. Ainsi encore de Sylvie Brunet-Grupposo – qu’on ne présente plus [lire nos chroniques de Salome, Padmâvatî, Tannhäuser, Mireille, Hamlet, Dialogues des carmélites à Saint-Étienne, Toulouse, Nice, Massy, Bordeaux et Lyon, enfin de Pelléas et Mélisande à Bruxelles, Aix-en-Provence et Paris] ! –, Dame Marthe confortablement menée, merveilleusement dite, même, dont le personnage quitte la réductrice acception comique habituelle.

Le quatuor de tête satisfait également.
On y applaudit le baryton Florian Sempey, fort à son aise dans la partie de Valentin qu’il dote d’abord d’un velours chatoyant puis d’une robustesse idéale [lire nos chroniques du Mage, d’Alceste, Il barbiere di Siviglia, Don Pasquale, Les Huguenots, Les Indes galantes et L’ange de Nisida] et la remarquable souplesse d’émission d’Ermonela Jaho dont le capital-émotion l’emporte sur une diction parfois ingrate en une Marguerite au legato souverain [lire nos chroniques de Thaïs, Luisa Miller, Simon Boccanegra, Otello, Madama Butterfly et Suor Angelica, enfin de La traviata à Lyon et à Orange]. Baryton-basse fermement avancé, l’Étasunien Christian Van Horn campe un Méphistophélès évident qui regarde d’un peu haut les rodomontades exigées par l’invocation fantasmatique qu’en fait le vieux docteur. La voix est longue, le phrasé musical, et le français s’avère parfaitement intelligible [lire nos chroniques de Tosca, Tannhäuser et Macbet]. Alors qu’on l’a connu souvent trop incisif, voire brutal [lire nos chroniques de Lady Macbeth de Mzensk, Œdipus Rex, Fierrabras et Otello], le ténor Benjamin Bernheim semble métamorphosé dans le rôle-titre, tant il ménage de douceur à son émission. Loin de forcer l’aigu et de chercher coûte que coûte vaillant brio, le chanteur conduit tout en nuance sa partie, avec une suavité plus que convaincante – grand bravo !

Le rideau se lève sur un salon bourgeois avec bibliothèque en haut de scène, canapé d’angle sur la partie droite, bordée de deux fenêtres typiques d’un immeuble haussmannien. De fait, Paris est le fil conducteur de la mise en scène que signe Tobias Kratzer. À l’Acte II, les nouveaux associés survolent la ville dans un ciel rougeoyant (Faust ne sait pas encore voler, d’ailleurs). Puis c’est avec les gargouilles pour compagnes qu’ils s’installent dans les hauteurs de Notre-Dame pour deviser, cathédrale enflammée au V – ainsi la nuit du 15 au 16 avril 2019 se fait-elle Walpurgisnacht –, « mon empire » dit Satan, comme le crut sans doute le camaldule Pier Damiani selon la lettre duquel l’on verrait aisément le plus joyeux Enfer en l’Église elle-même. Le comédien Jean-Yves Chilot joue Faust avant les rencontres fatales (celle du démon, celle de la belle), vieillard affaibli qui, à une fille venue pour son plaisir, règle le service tarifé. Le rêve serait de recouvrer sa jeunesse et d’en jouir pleinement : Méphistophélès de surgir des rayons de livres, accompagné de six diablotins affairés.

Dès ce début, Kratzer exploite ingénieusement la mise à distance que le livret confie au personnage lui-même pour se conformer au fantasme de Faust. Alors qu’il chantait depuis la touche gauche, hors scène, Benjamin Bernheim prend la place de l’acteur, en toute simplicité, sans artifice, ce qui ne choque en rien dans cette histoire que, de toute façon, l’on ne saurait croire : c’est d’allégorie et de conte qu’il s’agit. Confronté à une bande de sauvageons de banlieue autour d’un terrain de basket, le faux-jeune Faust accuse une méconnaissance crasse des codes de la tribu parce qu’il n’appartient ni à leur génération ni à leur milieu social. Il en va de même de la boum dans un sous-sol d’immeuble et de la rencontre avec Marguerite où la mise en scène joue subtilement avec la désuétude de l’invitation galante. Avec la précieuse connivence de Rainer Sellmaier pour les décors et les costumes, Kratzer explore la contemporanéité du drame et ses implications sociales. Les logements de Marguerite et de Dame Marthe sont vus en coupe d’une HLM de béton, alors que le vieil amoureux – il a régulièrement des rechutes d’âge nécessitant une dose du diabolique élixir de jouvence – vit dans les beaux quartiers : la prédation sexuelle des démunis par les dominants n’est pas l’un des moindres thèmes de la présente production.

Enceinte, Gretchen ? Et de Faust ?
Non, de Satan, comme en témoigne l’échographie (quatrième acte) : un fœtus aux oreilles en pointe, futur confrère des diablotins omniprésents. L’orgue retentit dans un boyau de métro, tandis qu’en un virage obscur défilent au ralenti les lumières d’une rame. Marguerite n’est décidément pas dans quelque église mais dans les souterrains où Méphistophélès est maître-miroir de son angoisse. Le travail vidéastique de Manuel Braun invite une dimension indispensable à cette conception remarquable, à son comble avec le gros plan de la jeune mère noyant son bébé dans la baignoire. En toute logique, la prison n’est que le salon de l’Acte I, sans meubles si ce ne sont la bibliothèque parfaitement vide et sa psyché effondrée (à creuser). Le fidèle Siebel se déclare volontaire pour prendre la place de Marguerite en damnation éternelle : « c’est peut-être son empathie qui, à elle seule, défie le principe-Méphisto », précise le metteur en scène dans sa note d’intention (brochure de salle). Une nouvelle fois [lire nos chroniques du Prophète, de Lucio Silla, L'Africaine et de son exceptionnel Tannhäuser à Bayreuth], l’inventif Tobias Kratzer fait mouche avec ce Faust passionnant !

Autrefois ministre de la santé, notre ministre de la culture se révèle malade du Covid-19 au lendemain de la représentation à laquelle elle assista dûment masquée, mais après laquelle elle s’est rendue sur scène afin d’y féliciter les chanteurs. Ceux-ci ne portaient évidemment pas de masque. Belzébuth n’est pas forcément rangé sur les bonnes étagères…

BB