Recherche
Chroniques
Dialogues des carmélites
opéra de Francis Poulenc
Le cinquantenaire de la mort de Francis Poulenc donne lieu à trois productions françaises de Dialogues des Carmélites, dont la nouvelle mise en scène de Christophe Honoré à Lyon inaugure la saison, trois jours avant la reprise de la production bordelaise à Nantes et deux mois jour pour jour avant la création d’Olivier Py à Paris (Théâtre des Champs-Élysées). Les plus pratiquants pourront pousser outre-Manche pour entendre Simon Rattle en juin 2014 à Covent Garden.
Créé à Milan en italien en 1957, à partir du texte écrit par Georges Bernanos quelques mois avant sa mort, d’après la nouvelle historique de Gertrud von Le Fort et un scénario du Père Raymond Bruckberger pour le film de Philippe Agostini (1960), Dialogues des Carmélites pose aux metteurs en scène des problèmes d’équilibre dès qu’ils espèrent transcrire l’histoire ou éviter tout excès de religiosité. Beaucoup plus novateur que Mireille Delunsch à Bordeaux [lire notre chronique du 16 février 2012] sans être hors sujet comme Dmitri Tcherniakov à Munich [lire notre chronique du 9 juillet 2010], le cinéaste Christophe Honoré apporte une modernité qui inscrit l’œuvre dans la société actuelle et renforce sa puissance par la proximité des protagonistes avec le spectateur. Sa touche se ressent dans la direction d’acteurs où se laissent reconnaître les traits des films Dans Paris ou La Belle Personne.
Après un hommage rendu à Patrice Chéreau par Serge Dorny (directeur de l’Opéra national de Lyon), puis un texte préliminaire de Bernanos sur la jeunesse lu par une Anglaise avant que l’opéra ne commence, la première scène ouvrant sur une jeune femme seins nus dans le lit du Marquis de la Force aura fait peur à certains. Mais cette « peur de la peur », inhérente à l’opéra s’estompe dès le deuxième tableau où les décors modernes d’Alban Ho Van ne prêtent pas à confusion : nous sommes au carmel. Grille de prison d’aujourd’hui, murs en panneaux de bois mal entretenus et baie vitrée projetant au loin un monde ouvert sur les toits de Paris n’occultent ni l’enfermement volontaire d’hier ni, aux troisième acte, l’enfermement contraint lorsque vient le dernier jugement. Le thème de la peur est traité adroitement jusque dans la chute des carmélites dans le vide, que certaines acceptent presque comme un suicide volontaire quand d’autres y vont à reculons. C’est l’être entier qui tombe ici et non plus seulement la tête, créant un paradoxe entre ce saut pour l’oubli à l’époque et le saut « historique » qu’il est devenu grâce à l’art et à l’opéra.
L’amour, autre thème majeur de l’œuvre, est dévoilé dès la première scène du carmel dans une paraphrase de Saint Jean, « nous avons cru en l’amour de Dieu pour nous », qui, après la prise de pouvoir des révolutionnaires en habits de résistants de 1944, devient « nous avons l’amour de nous ». L’amour de Dieu – transitif et intransitif – se fait l’amour d’une cause et finalement l’amour de soi, pouvant se rapporter aussi bien aux nonnes qu’aux révolutionnaires, tant la scène finale prend parti pour ceux-ci : la femme du début revient habillée lever le point parmi la foule, triomphante telle la Marianne de Delacroix, à l’endroit même où s’est effondrée Blanche, sous le dernier couperet de guillotine.
La distribution francophone très homogène fait ressortir la Constance de Sabine Devieilhe, déjà remarquée ici-même en Reine de la nuit [lire notre chronique du 24 juin 2013] et bientôt Lakmé à Lausanne, Saint-Étienne et Paris (Opéra Comique). D’un éclat quasi religieux, elle surmonte sans complexe les difficultés du rôle, même lorsqu’il s’agit de chanter pianississimo dans l’aigu. Moins charismatique, Hélène Guilmette n’en reste pas moins une Blanche très appréciable, au jeu d’acteur précis. La Mère Marie d’Anaïk Morel convainc également, malgré quelques faiblesses dans l’aigu, également remarquables chez la Nouvelle Prieure de Sophie Marin-Degor, maintes fois Blanche ici et là [lire nos chroniques du 30 mars 2010, du 27 novembre 2009 et du 6 février 2005]. Nous avons déjà tout dit aussi sur la Mme de Croissy de Sylvie Brunet et ne pourrons que louer la diction et l’engagement du chœur féminin. De sa voix sonore Laurent Alvaro en remontre en marquis, même s’il semble un peu jeune pour le rôle, et répond avec autorité au jeune et fougueux Chevalier de Sébastien Guèze, plus lumineux dans l’engagement que dans la justesse.
Que dire enfin de l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon, si ce n’est qu’il convainc toujours autant que sous Nagano il y a vingt ans et qu’il est magnifiquement dirigé par Kazushi Ōno, montrant couleur, dynamisme, souplesse et émotion, malgré des cuivres parfois incertains. De par sa contemporanéité la production prend le risque de ne plus parler aux générations futures et de s’inscrire dans une période sans marquer l’histoire des Dialogues, mais elle a le mérite de ramener le martyre et la foi au monde actuel, sans faire oublier que les agresseurs du livret sont les héros et les bâtisseurs de notre démocratie.
VG