Chroniques

par bertrand bolognesi

Леди Макбет Мценского уезда | Lady Macbeth de Mzensk
opéra de Dmitiri Chostakovitch

Opernhaus, Zürich
- 13 avril 2013
Gun-Brit Barkmin est Lady Macbeth de Mzensk (Chostakovitch) à Zürich
© monika rittershaus

Nous découvrons la lecture qu’Andreas Homoki, nouveau maître des lieux, signe de Lady Macbeth de Mzensk, l’opéra de Chostakovitch tant décrié en 1934 sur ordre du petit père des peuples. C’est d’abord au caractère satirique que le metteur en scène s’est attaché en situant l’intrigue dans un espace qui pourrait être un silo sovkhozien occupé par un cirque – « pays » affectif de la musique de Chostakovitch –, sans que la chose soit si claire qu’ainsi énoncée. Plutôt que de son récent fliegende Holländer [lire notre chronique du 12 mars 2013] nous y retrouvons quelque chose de l’esthétique de son Zwerg d’il y a dix ans [lire notre chronique du 8 février 2003], qui convoque rire et couleur et place adroitement les emblèmes dans le sillage des clowns comme des terribles magiciens.

Large puis desservi par une voie glissant du haut-droit au bas-gauche, dont on use comme d’un toboggan, le plateau n’est occupé que par un container rouillé dont la mobilité invente d’innombrables pistes de jeu et laisse imaginer diverses localisations (décor d’Hartmut Meyer). C’est juché sur cet élément que le père Ismaïlov, sorte de dompteur en casquette militaire, jaquette rouge à galons et moustache pommadée, terrorise d’un knout hargneux ses ouvriers ; c’est d’une de ses deux issues qu’apparaît la belle Katerina, dans le désœuvrement d’un peignoir orange aux chatoiements sensuels. En surplomb se jouent encore les moments les plus troubles : Zinovy, grand benêt binoclard de mari plein d’épaules dont il ne sait que faire, y assiste passivement aux attouchements abusifs de son père sur sa propre femme, Sergueï y effectue ses deux numéros de séduction dérisoires (pour gagner les faveurs de l’héroïne, puis celles de Sonyetka au dernier acte), Katia y brandit fièrement le knout paternel (après la strychnine d’une savoureuse fricassé forestière) le temps de fondre de désir dans les bras de son amant – l’amour n’a que faire de ces pouvoirs prothésiques –, et c’est encore de ce faîtequ’elle en finira avec ses jours, emportant ceux de sa rivale dans un grand cri.

Outre de conduire au cordeau sa direction d’acteurs, Andreas Homoki construit des personnages tranchés – Zinovy de bande dessinée, par exemple, caricature de Pope éthylique à tignasse et barbe rousses, etc. –, mais invente aussi chaque détail des situations dramatiques (le long regard amoureux entre Katia et Sergueï, dans l’interlude orchestral avant la nuit, est de ceux-là). Parfaitement défendus, certains choix induisent une acception parfois moins puissante du drame, mais indiscutablement plus satirique. Il est fort cohérent de ne pas entrevoir de transfert sadique (frustration sexuelle) dans la punition que, d’un geste mou, Boris inflige à l’amoureux de sa bru, puisqu’on verra bientôt la faute de la belle l’autoriser à la violer ; du coup, la vengeance de Katerina perd en partie son imprégnation amoureuse : il en va désormais tant de l’humiliation personnellement subie que du choc d’avoir vu maltraiter son homme. La validité de l’option est indiscutable et, pour ternir cette ferveur désespérée qui soumet encore Katia dans la scène des bas (Acte IV), souligne avec d’autant plus de cynisme les illusions de la rhétorique sentimentale : ici personne n’aime personne, si ce n’est soi-même.

Poussant plus loin la dérision, Homoki joue aussi avec la convention : que les mêmes choristes et solistes incarnent à la fois le petit monde des Ismaïlov et le cortège de forçats est une contingence fatale, on le sait ; de là à glisser d’un univers à l’autre en l’appuyant nous semble affaiblir l’impact du dernier acte. Si le Pope aviné se fait sans transition Vieux prisonnier philosophe, Katia rejoint au passage les ouvriers des trois actes précédents : faut-il comprendre que l’ouvrier est ni plus ni moins un forçat ? Pour porter haut la collision critique (à replacer dans le contexte soviétique de la création de l’œuvre), la superbe ironie de ce trait discrédite la scène finale qui, elle, recourt musicalement à l’émotion brute.

À la tête du Philharmonia Zürich, Teodor Currentzis pénètre d’autorité une partition qu’il magnifie comme aucun, mariant en prêtre facétieux l’impératif dramatique à l’omniprésente raillerie. L’excellence de la petite harmonie et la tendresse des cordes laissent pantois, de même que la profondeur de la pâte générale, le moelleux des alliages timbriques et la rigoureuse attention à l’équilibre scène/fosse. Tout au service de l’œuvre, cette direction infléchit génialement la farandole chorale du I, la valse déguisée qui suggère l’émoi érotique entre la barynia et le fieffé coureur après la « bousculade » d’Aksinia, ainsi que la caresse tchaïkovskienne des adieux conjugaux, soudain contrariée par le persiflage des cuivres. Un lyrisme flamboyant fait la force de cette lecture soignée, de la plainte leitmotivique du violon (solitude de l’héroïne) au chant de désir du violoncelle, en passant par les nombreux souvenirs mahlériens de Chostakovitch.

Outre un Chor der Oper Zürich (préparé par Ernst Raffelsberger) de très bon niveau, le plateau vocal satisfait. La jeune basse autrichienne Christoph Seidl offre un timbre luxueux au Domestique, ainsi qu’une présence enjouée. L’Ukrainien Pavel Daniluk campe un Pope truculent dont il gère incroyablement la faconde alcoolique dans de savants à-peu-près volontaires, puis un Vieux forçat (dessoulé) souverain. Tout onctuosité, le mezzo brésilien Kismara Pessatti est une attachante Aksinia. D’une voix toujours aussi fermement impactée, Kurt Rydl fait de Boris un infatigable brailleur, comme il convient. D’une ligne de chant somptueusement portée, le ténor Benjamin Bernheim magnifie d’une certaine puissance pathétique le rôle de Zinovy ; l’aigu survient dans une facilité étonnante.

Après de nombreuses incarnations italiennes, notamment dans des ouvrages de Verdi et surtout Puccini [lire nos chroniques du 18 février 2003 et du 10 février 2005], Brandon Jovanovich alterna les répertoires allemands et français avant d’aborder en 2006 le rôle de Sergueï, à l’Opéra d’Austin (Texas) – dans un rôle slave on le découvrait la saison suivante [lire notre chronique du 4 mars 2007]. Depuis, à fréquenter Dvořák, Janáček, Strauss et plus récemment Wagner (Siegmund et Lohengrin), la voix s’est élargie et la vaillance s’en trouve encore décuplée. Ce soir, l’on goûte un Sergueï de flammes, théâtral en diable et dangereusement sympathique. Nous applaudissions dernièrement l’Elizabeth (Britten, Gloriana) de Gun-Brit Barkmin, qui laissait oublier sa Bianca (Zemlinsky, eine florentinishe Tragödie) [lire nos chroniques du 25 mai et du 6 février 2012] : nous retrouvons le soprano dramatique, amorçant sotto voce la partie de Katerina. Elle libère bientôt en souplesse des moyens efficaces qui autorisent une dynamique soignée, parfois d’une indicible sensualité (l’air du chat, au troisième tableau). Saluons toute la distribution pour son bel engagement.

BB