Chroniques

par laurent bergnach

Les Indes galantes
opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 27 septembre 2019
Leonardo García Alarcón joue Les Indes galantes de Jean-Philippe Rameau
© little shao | opéra national de paris

Tous les lecteurs de Phèdre (1677) s’en souviennent : la mort d’Hyppolite, sous les coups d’un monstre furieux, est rapportée à son père par Théramène, nous n’y assistons pas. À la même époque, l’opéra aurait mis en scène gueule enflammée et char fracassé, puisque son but est justement de montrer ce que le théâtre dissimule – Catherine Kintzler le rappelle dans la brochure de salle. C’est l’âge d’or du merveilleux, de l’enchantement et du dépaysement que le librettiste Louis Fuzelier, au moment de collaborer avec Jean-Philippe Rameau pour Les Indes galantes (1735/1736), va chercher dans l’exotisme plutôt que dans la mythologie. En dénicheur d’atypiques héros, il suit les traces de Racine – encore lui – qui soutient que « le peuple ne met guère de différence entre ce qui est […] à mille ans de lui, et ce qui est à mille lieues » (préface de Déjazet, 1676).

À chemin entre art contemporain et cinéma, Clément Cogitore collabora, en 2017, à l’essor de l’espace virtuel de l’Opéra national de Paris (3ème scène), en adaptant un extrait de l’opéra-ballet en quatre entrées et un prologue. Il revient aujourd’hui à l’œuvre entière, pour une production qui confronte l’ombre profonde à un éclairage souvent nomade (torche électrique, flambeau, etc.). Au centre du plateau parfois jonché de podiums, un gouffre circulaire permet de faire jaillir une embarcation naufragée (Le Turc généreux), un manège de fête foraine (durant La fête des Fleurs) ou encore les barreaux d’une prison (Les Sauvages). Quelques marches aident à descendre d’un espace mural escamotable, en fond de scène. Onirique et contemporain – guerriers aux allures de CRS et couvertures isothermiques sont notre actualité –, le climat général repose sur des collaborateurs tels Alban Ho Van (décors), Wojciech Dziedzic (costumes), Sylvain Verdet (lumières) et surtout Bintou Dembélé (chorégraphie).

À l’instar de José Montalvo [lire notre chronique du 16 mai 2004] et Sidi Larbi Cherkaoui [lire notre chronique du 26 juillet 2016], la créatrice de la compagnie Rualité (2002) célèbre Rameau par la culture hip-hop. Mais prenons garde aux préjugés ! Bientôt quarante ans après l’apparition des mots smurf et break dance en France, une dizaine de termes dit désormais les subtilités d’un art gracieux et acrobatique : Krump, Popping, Voguing, Waacking, etc. Autant de danses qui, pour la chorégraphe, sont nées d’une contre-culture particulière, au sein des nombreuses « communautés minorisées, racialisées, révoltées ou en détresse face au manque d’issues possibles à leurs conditions de vie » (Isabelle Launay, ibid.). Chacun des vingt-neuf danseurs réunis puise dans sa propre Histoire et emprunte celle d’un confrère, dans un marronage culturel qui aspire à s’affranchir pour mieux fonder. Leurs in(ter)ventions solitaires ou collectives, par endroits fascinantes, n’étouffent jamais le chant.

La jeune génération lyrique règne sur ces Indes, dont une partie s’est même formée in loco. Parmi les soprani, Sabine Devieilhe cumule trois rôles (Hébé, Phani, Zima) avec facilité et limpidité, dont les deux premiers malheureusement servis avec étroitesse et faiblesse de projection. À l’inverse, Jodie Devos (Amour, Zaïre) offre d’emblée un air vif, voire cinglant (Ranimez vos flambeaux), et Julie Fuchs (Émilie, Fatim) de belles nuance aux couleurs sombres.

Chez les barytons, on aime le timbre viril et les graves charnus de Florian Sempey (Bellario, Adario), même si le soliste peut se complaire dans la simple puissance, ainsi qu’Alexandre Duhamel (Huascar, Don Alvar), plein de santé et trop souvent dans la démonstration de force. D’abord caverneux et terne, Edwin Crossley-Mercer (Osman, Ali) retrouve vite une chair onctueuse sur toute la tessiture. Au ténor puissant mais abrasif de Mathias Vidal (Valère, Tacmas), on préfère celui, ample et chaud, de Stanislas de Barbeyrac (Don Carlos, Damon).

Enfin, on apprécie les interventions dynamiques du Chœur de Chambre de Namur, de la Maîtrise des Hauts-de-Seine et du Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris, dans des passages dont Leonardo García Alarcón souligne « la dimension incantatoire ». Effectivement, ces derniers font saillie dans l’ouvrage car, loin des excès du baroque italien, « le royaume de Rameau est celui de la proportion, de la symétrie, de l’équilibre », au point que l’inspirateur de Gluck et de Berlioz ne cherche pas même à imiter les styles musicaux des nations dépeintes par Fuzelier. À la tête de son ensemble Cappella Mediterranea, le chef argentin s’éloigne de toute fureur, y compris dans la célèbre Danse du Grand Calumet de la Paix, plutôt mise en relief par une des nombreuses joutes scéniques de la soirée. Notre dernier bravo va aux musiciens montés rejoindre les feux de la rampe, avec flûte et musette.

LB