Chroniques

par hervé könig

Káťa Kabanová | Katia Kabanova
opéra de Leoš Janáček

Gran Teatre del Liceu, Barcelone
- 18 novembre 2018
Au Liceau de barcelone, Patricia Racette est Katia Kabanova (Leoš Janáček)
© a. bofill

Ce n’est pas la même histoire, mais on n’en est pas loin… Hier, plongée en milieu rural sur la scène du Teatro de la Zarzuela de Madrid, où le poids des traditions oppressait le désir et les forces solaires dans La casa de Bernarda Alba, opéra de Miquel Ortega d’après la célèbre pièce de García Lorca [lire notre chronique de la veille] ; ce soir, on passe du village andalou à la campagne russe avec L’orage d’Alexandre Ostrovski (1823-1886), un drame de 1859 adapté en livret d’opéra par Vincenc Červinka (1877-1942) et mis en musique par Leoš Janáček entre 1919 et 1921. Avec un degré de plus dans le sadisme, incarné par la tyrannique Kabanová, nous voici une nouvelle fois confronté au monde paysan d’autrefois dans ce qu’il put avoir de plus atroce.

Pour l’occasion, le Liceu réunit un plateau vocal efficace, à défaut d’être toujours optimal. La basse Alexander Teliga accuse trop de problèmes de stabilité pour soutenir un Dikoj vraiment crédible,et ajouter une grosse louchée de théâtralité ne sert pas mieux le personnage, bien au contraire. À l’inverse, les deux servantes de la famille sont bien pourvues, grâce aux mezzo-soprani Marisa Martins, irréprochable Feklusha, et Mireia Pintó, Gláša bien impactée. De même découvre-t-on avec plaisir le jeune et talentueux baryton Josep-Ramon Olivé, impeccable en Kuliguin, le compère de Vania auquel il prête un timbre de toute beauté [lire notre chronique du 2 juillet 2016]. Le rôle du sympathique amoureux, Vania Kudrjáš, est correctement tenu par le ténor Antonio Lozano : la voix est éclatante, aucun doute là-dessus, mais la musique de Janáček réclame un sens plus travaillé de la nuance [lire nos chroniques de La Didone, L’olimpiade, I puritani, Il prigonier’ superbo, El público et Norma]. À Michaela Selinger est confiée la partie de Varvara, le flirt de Vania et la confidente du rôle-titre : avec une émission facile, un phrasé libre et un velours délicat, maintenu jusqu’à l’aigu, le jeune mezzo autrichien donne toute satisfaction [lire nos chroniques du 2 septembre 2015, du 26 mars 2016 et du 3 décembre 2017]. Marfa, la terrible veuve qui règne en despote sur sa maisonnée et que tout le village de Kalino craint, emploie aujourd’hui Rosie Aldridge, sans grand résultat, au fond : la voix est puissante, certes, avec à sa disposition le métal qu’il faut pour transmettre toute la brutalité du personnage, mais la justesse est malmenée par une tendance à vociférer tout le temps, alors qu’un chant rigoureusement soigné imposerait d’office l’autorité à la Kabanová. Tikhon, le pauvre fiston qu’elle écrase constamment et avec plaisir, trouve en Francisco Vas la figure idéale, vocalement et scéniquement, mais attention, à trop intégrer la domination qu’il subit, le ténor n’est parfois plus audible. C’est dommage, car dramatiquement, il est parfait, même dans sa tendresse timide pour l’héroïne, son épouse.

Aucun souci, enfin, quant au couple illégitime, vraiment superbe ! Avec des attaques choisies en fonction de chaque situation, de chaque intention, des aigus flamboyants mais jamais agressif, Nikolaï Schukoff livre un Boris des grands soirs. On est surpris par tant d’élégance et de lyrisme, et l’on regrette beaucoup le manque de dosage du chef lorsque la partition descend dans le grave de la voix. Le ténor ne s’arrête pas au seul charme du personnage, ni à sa passion : en fin comédien, il compose aussi, grâce à une fine sensibilité artistique, la servitude psychologique que la vieille exerce sur tout le monde. Du coup, l’amour dépasse la compassion et la révolte, il devient une obligation vitale [lire nos chroniques du 19 août 2018, des 29 septembre, 9 juin et 13 avril 2017, du 30 mars 2016, du 14 septembre 2015, du 24 avril 2014, du 30 mars 2013, du 23 mars 2012, des 10 juin, 14 avril et 25 mars 2011, du 23 novembre 2010, des 29 octobre et 14 octobre 2009, enfin des 17 juin et 11 mars 2005]. Le soprano dramatique nord-américain Patricia Racette est bouleversant en Káťa ! Le timbre est d’une richesse difficile à décrire, avec une force dramatique très puissante. L’intensité du phrasé est un don de la nature plus que le fruit de la technique – défaut de sa qualité, certains passages ne sont pas très orthodoxes, mais on s’en fiche.

À la tête des Orquesta Sinfónica y Coro del Gran Teatre del Liceu, dont les choristes ont été magistralement préparés par Conxita Garcia, Josep Pons ne convainc pas. Tout le texte est dans la fosse, on n’en disconvient pas, mais il manque l’esprit, l’adéquation entre l’accent de la musique et la langue tchèque. Plus qu’une interprétation, il s’agit donc d’une lecture de belle qualité, sans plus, dont on regrette certains excès en décibels, gros traits qui sont venus masquer le chant et surtout le raffinement de l’orchestration de Janáček.

Cette production n’est pas nouvelle, même si c’est la première fois qu’elle est jouée à Barcelone. Elle arrive de l’English National Opera (ENO, Londres) où elle fut montée il y a huit ans. Avec les décors austères de Charles Edwards, balisés de plusieurs signes clairs sur la date, David Alden a placé le drame aux premiers temps de l’URSS, le rendant contemporain du compositeur et de la création de l’opéra (la première eut lieu le 23 novembre 1921, à Brno). La lumière géométrique d’Adam Silverman, avec des obliques et des contrastes qui relèvent du dessin, renvoie au suprématisme des plasticiens russes de l’époque, et les costumes de Jon Morrell sont bien de ces années-là. Oublié, le sentimentalisme du XIXe siècle ! C’est un théâtre expressionniste que nous voyons. Un grand diable bolchévique côtoie sans siller la Kazanskaïa sur le mur nu : au fond, rien ne change à la campagne, avec ou sans les Soviétiques. La salle fait fête à ce spectacle réussi.

HK