Chroniques

par françois cavaillès

Benjamin, dernière nuit
drame lyrique de Michel Tabachnik

Opéra national de Lyon
- 26 mars 2016
à Lyon, création mondiale de Benjamin, dernière nuit, opéra de Michel Tabachnik
© bertrand stofleth

Le suicide à la morphine de l'écrivain et philosophe juif allemand Walter Benjamin, exsangue, en fuite à travers l'Europe en septembre 1940, recèle bien de quoi inspirer le librettiste [lire notre chronique du 26 octobre 2004]. Suscitant une nouvelle œuvre à la créativité ambitieuse à l'Opéra national de Lyon, commanditaire de Benjamin, dernière nuit dans le cadre de son festival Pour l’humanité et en partenariat avec la biennale Musiques en scène, la vie du courageux homme de lettres antifasciste finit dans l'impasse la plus noire – à Port-Bou, bourgade entre France, Espagne et Méditerranée – où s’inaugure un carrefour entre Histoire et mémoire en forme de rond-point, et ce d'après un curieux texte en sens giratoire de l'essayiste parisien Régis Debray, librement biographique mais encore maître de son sujet. S'y ajoute une partition très contemporaine, fidèle au mandat audacieux de la biennale, signée par le chef d'orchestre et compositeur suisse Michel Tabachnik [lire notre chronique de son Prélude à la Légende (1989)], donnant un drame lyrique d'une conception originale.

Sur le plan visuel d'une part, remarquons que Benjamin, dernière nuit a été filmé pour France Télévisions dès sa deuxième semaine (et avec talent, comme on peut l'apprécier gracieusement sur Culturebox pendant six mois). La scène d'exposition présentant l'arrivée de Benjamin à Port-Bou paraît chiche de théâtre et évoque plutôt, de fait, un téléfilm. Le point de vue télévisuel, ou cinématique par extension du cadre scénique pour les quelques tableaux de foule, transparaît dans les costumes, lumières, décors et en général dans la mise en scène de John Fulljames, ainsi que par le dédoublement du personnage principal, interprété à tour de rôle (sauf dans un joli jeu de miroir initial) par le ténor Jean-Noël Briend et le comédien Sava Lolov, complémentaires dans un procédé bientôt courant, observé par exemple à Paris cette saison dans La damnation de Faust et Die Meistersinger von Nürnberg.

Au cours du récit rétrospectif, rapide calque d'une possible évolution intellectuelle de Benjamin, la majeure partie du champ de vision est même occupée par la vidéo. Au-dessus des chanteurs se déversent presque sans arrêt des images d'archives, surtout, dans le simple but premier, semble-t-il, d'illustrer le propos (tel qu'en soirée-diapositives). Or, à sa découverte en direct sur scène, l'intrigue déçoit, sans doute par son allure décousue. Parole dénuée de lyrisme et de forces dramatiques, à la science infuse parfois drôle, elle peut se montrer beaucoup plus intéressante à relire ou à revoir plus tard (à l'aide des riches commentaires et analyses de la brochure de salle), pour un plaisir culturel au sens cérébral du terme.

Sur le plan musical d'autre part, à l’inverse d'une ouverture l'orchestre reste d'abord muet, près d'un quart d'heure, c'est-à-dire pendant l'arrivée des principaux acteurs et l'installation de Benjamin dans sa chambre d'hôtel proustienne, point de mire plutôt soporifique de l'espace scénique. Blasé, drogué, le traducteur d'À la recherche du temps perdu revit en autant de scènes kaléidoscopiques quelques rencontres marquantes de son existence, avant d'expirer dans son lit. Dirigé avec habileté par le chef allemand Bernhard Kontarsky, en habitué des créations lyriques [lire nos chroniques du 23 septembre 2006, du 24 janvier 2004 et du 20 février 2003], l'Orchestre de l'Opéra national de Lyon ne s'anime donc qu'à l'irruption, en uniforme de légionnaire, d'Arthur Koestler – le baryton Charles Rice, énergique et volontaire bien que mal pris entre l'urgence musicale et la platitude du texte à chanter. Premier ami à visiter Benjamin en souvenir, l'auteur du Zéro et l'Infini le presse de fuir comme lui-même la France sous l'Occupation. Hachée, fort démonstrative, la musique produit un effet gesticulant, interrompu en beauté par une transition enneigée, à l'abri d'un merveilleux chœur féminin – pour l'ensemble de la performance chorale, le succès majeur de cette production repose dans le travail du Chœur « maison » avec le chef Philip White.

Moscou 1926. L'amour impossible avec Asja Lacis, incarnée avec vigueur dans l'aigu par le soprano Michaela Kustekova en blonde piquante entourée de danseurs lascifs. Ensuite, André Gide, composition la plus inspirante de la soirée, signée par le ténor Gilles Ragon, à Paris avec malaise et lâcheté en 1928 ; puis des universitaires à New York à l'été 1940... La musique joue d'éléments disparates sans restituer leur perspective, n'apportant un souffle vital que dans deux étranges tableaux insufflés de morphine : l'un dans un cabaret berlinois survolté, au-dessus d'une partie d'échecs avec Bertolt Brecht, en 1933, l'autre à Jérusalem dans une ambiance mystique de prière et de chants sépharades – notamment à l'aide de gongs, d'une petite trompe appelée chophar et de la séduisante basse Scott Wilde dans le rôle du sioniste Gershom Scholem.

Confiée au mezzo-soprano Michaela Selinger qui l’habite avec grandeur et modestie, emportée en crescendo par les chœurs, un joli carillon et enfin des violons, seule Hannah Arendt porte finalement un bref regard émouvant sur Benjamin qui, comme cet opéra (discutable en tant que tel), ressemble à un papillon de nuit enfermé dans des vues de l'esprit, attiré par « un brin de lumière » métaphysique enfin révélé dans l'épilogue plus ample, aux transcendants accents de requiem et nommé L'ange de l'histoire… écho à l'aquarelle de Paul Klee, Angelus novus (1920), qui appartint au penseur et qu’aujourd’hui l’on peut voir au musée d’Israël.

FC