Chroniques

par bertrand bolognesi

Duncan Ward dirige l’Ensemble Intercontemporain
Richard Ayres, Unsuk Chin, Jonathan Harvey et Igor Stravinsky

Cité de la musique, Paris
- 23 septembre 2017
Duncan Ward dirige l’Ensemble Intercontemporain à la Cité de la musique (Paris)
© peter hoare

Nous retrouvons la Cité de la musique, ainsi dénommée depuis son ouverture en 1995, débaptisée Philharmonie 2 à partir de janvier 2015, jusqu’à la saine recouvrance, cette saison, de son appellation première. Le week-end Stravinsky Rituels est à la fois l’occasion de donner les grands opus du musicien russe, de les contextualiser par des pages contemporaines et de les prolonger par des œuvres qu’ils fécondèrent. Après Les trois grands ballets (L’oiseau de feu, Petrouchka, Le sacre du printemps), joués hier par Simon Rattle à la tête du London Symphony Orchestra, un récital Abdel Rahman El Bacha cet après-midi (Granados, Ravel et Stravinsky), et avant la version pour deux pianos du Sacre infiltrée de chants russes et ukrainiens (demain), l’Ensemble Intercontemporain commence sa nouvelle série de Grands Soirs. Comme d’accoutumée, celui-ci s’articule en trois parties, la musique du vieil Igor prenant bonne place dans les deux premières. Orchestre en place dans la pénombre, Jérôme Comte, sous un halo dédié, initie cette fête étrange avec les Trois pièces pour clarinette solo de 1919, prémices d’une modernité en marche.

S’inspirant des stances du Ṛgveda, le Britannique Jonathan Harvey écrit en 1982, pour quinze instrumentistes (flûte et piccolo, hautbois et cor anglais, clarinette et clarinette mi bémol, clarinette basse, cor, trompette et trompette piccolo, trombone, piano et glockenspiel, trois violons, alto et violoncelle, deux percussionnistes) et bande quadraphonique, Bhakti, qui fut créé à l’Ircam par l’EIC il y a trente-cinq ans (un enregistrement parut dans la foulée, sous le label Montaigne). Nous entendons ce soir la version courte de cette œuvre (sans les sixième et septième sections) qui ressasse de fascinante manière une collection réduite de sons, réinventés par des espaces sans cesse changeants. La mixité des sources se réalise comme naturellement, dans une couleur clairement années quatre-vingt (on pense beaucoup à Répons de Boulez, par exemple). Savoureusement invasive, la spatialisation fait voyager l’oreille dans l’inconnu. Outre l’excellence des solistes, l’on apprécie la direction de Duncan Ward, jeune chef (et compositeur) dont les parfaites lisibilité et concentration ne laissent pas l’ombre d’un doute sur le bel avenir.

Rituel, Renard l’est assurément. Conçue d’après les recueils de contes populaires russes d’Alexandre Afanassiev (1826-1871), cette « histoire burlesque chantée et jouée, faite pour la scène » écrite par Stravinsky en 1915 et 1916 bénéficie d’une distribution idéale. Ainsi de Martin Mitterrutzner, ténor remarqué à Francfort l’hiver dernier [lire notre chronique du 19 février 2017], tour à tour incisif et lyrique, comme il sied au rusé goupil. Souple, onctueux et cependant très présent, Yves Saelens, d’un ténor plus « raisonnable », assume une réplique luxueuse [lire nos chroniques du 29 novembre 2016 et du 14 juillet 2010]. Maintes fois applaudi dans le répertoire d’aujourd’hui [lire nos chroniques de Solaris (Fujikura), Songs from Solomon's Garden (Pintscher), The rape of Lucretia et Albert Herring (Britten), le baryton-basse Leigh Melrose flatte une nouvelle fois l’écoute, quand Jérôme Varnier, qu’on ne présente plus s’acquitte de surgraves exquis [lire, entre autres, nos chroniques du 28 février 2012, du 3 décembre 2013 et du 6 février 2017]. Si la partie instrumentale s’avère un peu trop forte au départ, le chef rectifie bientôt un équilibre qui, de toute façon, demeure toujours malmené dans Renard – le coupable s’appelle Stravinsky, on n’y peut rien.

De l’humour en musique… vaste sujet dont cette chronique ne saurait se faire le cadre satisfaisant. Il est indéniable que Renard fasse parfois sourire, et rire même (« j’aurai ta peau, j’aurai tes os !... »). Bartok, Ligeti, mais encore Beethoven, Berio et bien d’autres, y parviennent aisément. Dans la suite de Satie et de Kagel dont il n’a pas le souffle et moins encore l’esprit, Richard Ayres (né en 1965) tente l’impossible avec No.31 (NONcerto for trumpet) qui, à jouer de référence aux codes anciens comme s’il en était encore temps, crispe durablement les mâchoires, malgré la performance héroïque de Clément Saunier.

En revanche, la musique d’Unsuk Chin manie l’humour avec une superbe admirable, elle, comme l’ont montré nombre de ses pièces [lire nos chroniques du 14 juin 2010, du 15 avril 2011, des 9 et 10 octobre ainsi que des 27 et 28 novembre 2015] et Gougalon en particulier. Créée le 10 janvier 2012 ici-même par Susanna Mälkki à la tête du même ensemble, l’œuvre, que nous découvrions il y a deux ans par le Nieuw Ensemble Amsterdam sous la direction d’Ed Spanjaard [lire notre chronique du Festival d’Automne à Paris] s’immerge dans l’univers des bateleurs, encore vivace dans une Chine hyper-urbaine avec laquelle il contraste jusqu’au risible. De fait, elle atteint au poétique en poussant la dérision du cérémonial jusqu’à un cérémonial nouveau, dans une aura comparable, quoiqu’en suivant d’autres chemins, à Recital I (for Cathy) de Luciano Berio ou à Postkarten de Fabio Magare. On goûte particulièrement Circulus vitiosus, son cinquième mouvement, ostinato exponentiel interrompu, ici souverainement rendu. La bonne humeur de l’ultime chasse laisse pantois !

Le prochain rendez-vous parisien avec l’Ensemble Intercontemporain fera découvrir, en première française, deux opus de Salvatore Sciarrino, sous la battue de Matthias Pintscher (19 octobre, à la Cité de la musique).

BB