Chroniques

par bertrand bolognesi

création d’Yo de Donghoon Shin
portrait d’Unsuk Chin – dernier épisode

Ensemble Intercontemporain, Tito Ceccherini
Festival d’automne à Paris / Philharmonie
- 27 novembre 2015
Tito Ceccherini joue Unsuk Chin au Festival d'automne à Paris : 27 novembre 2015
© daniel vass

À cet ultime rendez-vous du Festival d’automne à Paris avec Unsuk Chin, nous retrouvons un Ensemble Intercontemporain en très grande forme, sous la direction précise, exigeante et toujours fort élégante de Tito Ceccherini. Loin de s’en tenir aux seuls opus de la compositrice coréenne, l’événement fait entendre, outre les grands aînés Debussy et Ligeti, quelques compatriotes, comme Yeongkyu Park (né en 1981) le mois dernier ou, ce soir, Donghoon Shin, musicien de la même génération, et Sun-young Pagh, représentative de la précédente.

Né en Corée en 1974, c’est également en Allemagne, à l’instar de Chin et, avant elle, d’Isang Yun, que Sun-young Pagh approfondit sa formation et se fit connaître. Après sa Fenêtre de Rozalie autrefois présentée par l’Ircam et Monolog aus dem Denken von Lucky apprécié il y a cinq ans à Strasbourg [lire nos chroniques du 13 octobre 2005 et du 12 juin 2010], nous découvrons aujourd’hui une pièce de 2005 qu’à Tongyeong créait l’Ensemble Modern, son commanditaire. Ich spreche dir nach (Je dis après toi, en français) s’infiltre une nouvelle fois dans les vers de la poétesse (et compositrice) néerlandaise Rozalie Hirs dont il use en langue originale mais aussi dans leurs versions allemande, anglaise et française. D’emblée, Ich spreche dir nach s’impose par la finesse du matériau, principalement érigé sur des frottements matifiés, des souffles, grattements et autres frôlements résiduels – avouons qu’il n’est guère aisé de le percevoir pleinement dans les multiples grincements, toux et autres expressions inutiles qui s’échappent d’un public résolument parisien, c’est-à-dire physiquement présent mais la tête ailleurs… Avec un petit effectif, l’œuvre se développe autour de la voix parlée (traitée par l’électronique), volontiers par imitation. Des arpèges « pleins » de la harpe contredisent ces discrètes attritions, comme un périer libérant la voix elle-même, se taisant bientôt sur des effleurements définitifs.

De même que Park dont Into… résultait d’une commande d’Unsuk Chin pour l’orchestre Philharmonique de Séoul [lire notre chronique du 10 octobre 2015], Donghoon Shin (né en 1983) est activement encouragé par la musicienne dont il fut l’élève. Ainsi Yo, donné ce soir en création mondiale, est-il le fruit d’une commande du Festival d’automne et de Chin elle-même. C’est le souvenir de son immersion éperdue d’adolescent dans l’univers dédalique de Jorge Luis Borges qui inspire cette page d’une dizaine de minutes pour une bonne vingtaine d’instruments. Elle « se veut une réponse musicale à son écriture […], un portrait de l’écrivain en enfant perdu, zigzagant dans un labyrinthe qu’il a lui-même construit. J’ai conçu cinq fragments […] qui reflètent cinq extraits de La bibliothèque de Babel, de L’Aleph, du Jardin aux chemins qui bifurquent, de Pierre Ménard, auteur du Quichotte et de Borges et moi » (brochure de salle). Un geste énergique et reptilien attaque la seconde partie du concert, sitôt abandonné pour un chant plus large, conclu par une claque. Si le côté jazz de l’ostinato partagé ensuite par les cordes et le piano exaspère autant que certains effets gaguesques de la trompette et du trombone, le flux littéralement luisant de cette construction infernale est remarquablement conçu, à peine rehaussé par des miaulements de cordes – rappel de l’amour de l’Argentin pour les chats, sans doute. L’écriture est habile et demande assurément qu’on y retourne.

L’EIC donne une nouvelle fois Doppelkonzert pour piano, percussion et ensemble (2002) qu’il avait commandé avec Radio France, puis créé in loco le 2 février 2003, sous la direction de Stefan Asbury. Unsuk Chin mettait alors en présence deux instruments auparavant convoqués en solo, comme nous les entendions cet après-midi même, au précédent concert [lire notre chronique du jour]. « Dans cette œuvre, j’essaie de réaliser la fusion des deux parties instrumentales (solistes et ensemble) dans une homogénéité totale, de sorte qu’il en résulte un seul et nouveau corps sonore. Le piano est préparé avec de petits taquets en métal qui créent un son légèrement assourdi et métallique dans le médium et percussif dans le grave. La sonorité des cordes préparées crée un contraste avec celle des cordes qui ne le sont pas » (même source). Outre le brouillage et le lustre qu’apporte la percussion située en avant-scène droite, un second poste percussif intervient à l’arrière du groupe, la harpe faisant jonction timbrique entre l’un et l’autre qu’elle semble « distribuer » dans le tutti. La minéralité qui s’ensuit provoque le voyage d’un pupitre à l’autre dans une énergie communicative. Le chef italien, dont nous signalions les grandes qualités tout récemment [lire notre chronique du 2 octobre 2015], cisèle ce qui doit l’être avec un art du relief positivement précieux. Une sorte de carillon introduit la vigoureuse section de peaux qui tient lieu de pénultième épisode, s’installant ensuite une délicatesse campanaire au-dessus de laquelle plane un méandre de trompette. L’effet d’appel impératif de la cloche-tube contamine violon, piano, flûte en glissando et ainsi de suite, ce Doppelkonzert éteignant calmement ses dix-neuf minutes agitées, dont les solistes sont Sébastien Vichard au piano et Samuel Favre à la percussion (c’était lui, déjà, en 2003).

Il y a deux ans, à la tête du Los Angeles Philharmonic Gustavo Dudamel donnait le jour à Graffiti au Walt Disney Hall. « Mon œuvre […] est inspirée plus ou moins directement par le phénomène du Street Art. Son langage musical, entre rudesse et raffinement, complexité et transparence, exige des interprètes une grande agilité, de la virtuosité, un changement de perspective permanent.Chaque instrument est traité en soliste ». L’effectif s’est enrichi, pour les trois mouvements aux décroissantes durées (environ dix minutes, puis sept, puis cinq) de cette œuvre vraisemblablement jouée aujourd’hui en création française. Après un accord « gelé », un violon frénétique ouvre Palimpsest, infiltré d’inserts percussifs. Ici, rien de se fixe, le flux n’a de cesse de se modifier, voire se distordre, énigmatique et haletant au fil d’oppositions musclées – un choral d’harmoniques de cordes et des timbales mafflues, par exemple. Le retour de ce choral, pour finir, procède d’un concept comparable, toute proportion gardée, à la citation de Bach par Berg dans son Concerto « Dem Andenken eines Engels ». Un postlude « griffu » égraine finalement ses rythmes pour partir au loin. Gongs et cloches sonnent le carillon accelerando de Notturno urbano, mouvement médian incantatoire accusant une couleur « spectralisante ». Fascinante, cette sereine ondée envahit l’écoute d’un sentiment de vacuité des événements mis en présence. Les solistes de l’Ensemble Intercontemporain en révèlent savamment toute la saveur. Le carillon revient, enveloppant cette errance heureuse d’une aura indéfinissable, annihilée par un accord sec. Construite sur des fragments drument assénés, la Passacaille est trapue, sans céder à aucun systématisme. Des médiations profondes s’y mesurent à des incises rythmiques « cristallines », puis l’usage du matériau se densifie allègrement. Magistral !

BB