Chroniques

par françois cavaillès

Káťa Kabanová | Katia Kabanova
opéra de Leoš Janáček

Opéra Grand Avignon
- 29 novembre 2016
Káťa Kabanová de Janáček à l'Opéra Grand Avignon : belle réussite !
© cédric delestrade | acm-studio

Tous deux inspirés d'œuvres littéraires russes de la seconde moitié du XIXe siècle, avec des intrigues bien ancrées dans la Russie centrale, mais également concentrées sur les tentations adultères de la jeune femme délaissée par son mari, Káťa Kabanová de Janáček et Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch semblent bien tirés du même large tonneau déversé depuis l'Europe de l'Est à l'entre-deux-guerres jusqu'à la France et son climat culturel aujourd'hui plus que jamais tempéré. Dans ces deux opéras très reconnus par le nouveau siècle, sous la figure tourmentée de l'amante paysanne, simple et ingénue, les deux compositeurs évoquent chacun, de manière très sensuelle mais avec aussi, déjà, la nostalgie de la pure flamme première, leur propre grande histoire d'amour singulière du moment.

Du coup de foudre personnel vécu et retranscrit par Janáček, le caractère essentiel ne manque pas dans l'excellente production d’Avignon (dévoilée à Toulon il y a quelques mois). Le mérite en revient d'abord au soprano Christina Carvin qui, dans le rôle-titre, signe une performance vocale et scénique très forte, pleine d'évidence, de naturel et de grâce. La justesse du don de soi, la maîtrise du chant et de la langue rencontrent à merveille les éclats et les suspensions d'une musique si séduisante à raconter les émois les plus vifs – ainsi au moment-clé du second tableau de l'Acte I, sur fond de crise de conscience de l'héroïne et de charme naturel diffus. Ajoutons la vitalité de l'Orchestre régional Avignon-Provence dirigé par Jean-Yves Ossonce et l'énergie de l'ensemble de la distribution, en symbiose avec la mise en scène à la fois moderne et classique de Nadine Duffaut, à l'intensité théâtrale proche d'une Hedda Gabler d'Ibsen, dans la sobriété des décors figuratifs, nus et puissants d’Emmanuelle Favre et l'élégance aussi grande que simple des costumes signés Danièle Barraud.

Comme, sans doute, le public gagné par l'émotion rare de l'âme slave révélée sur scène et dans la fosse, l'observateur sincère recourt à ces vrais et beaux paradoxes pour illustrer la réussite du chef-d’œuvre lyrique tchèque entrepris par une équipe presque intégralement française.

L'amour du vieux compositeur pour la Kamila de Luhačovice repose heureux et tout-puissant, comme enfoui dans une forêt morave sur un lit de branches et de feuilles ou emporté par les flots de la Volga que l'orchestre dépeint si bien au prélude, sous un ciel couvert, sur un sol brumeux. Il perdure encore comme l'Acte II s'ouvre en une mer lyrique sombre, cuivrée et envoûtante. Deux jeunes fileuses aux superbes vêtements chantent-parlent, selon l'art de Janáček, de bonheurs, d'enfance et de plaisirs. Sa belle-sœur Varvara – le soprano Ludivine Gombert dont le joli timbre s'écoule comme la sève d'une cenelle [lire nos chroniques du 27 avril 2010, du 9 juillet 2011 et du 7 juin 2016] – aide au sourire de Katia qui s'alanguit, mi-sirène mi-sorcière, de découvrir les charmes du modeste Boris, le ténor Florian Laconi, justement timoré. L'orchestre lève la tempête, enivrante et douce, tel le parfum de cette résine dont on frotte les archets.

La saveur du désir-souvenir amoureux s'émousse alors qu'éclate, révélateur, L'orage – titre de la pièce originale inspiratrice d'Ostrovski (Гроза, 1859). En dépit de l'apport bien mesuré du Chœur de l'Opéra Grand Avignon, le dernier acte accuse les faiblesses du livret, ainsi que le poids moral et social de l'ultime tableau, lourd de tragiques accents sur la victoire de la mégère Kabanikha, incarnée avec aplomb par le mezzo-soprano Marie-Ange Todorovitch. Entre-temps, le baryton basse Nicolas Cavallier compose un remarquable et volontaire oncle Dikoï, négociant colérique et romanesque, tandis que les ténors Julien Dran, le brave jeune instituteur Koudriach [lire nos chroniques du 11 août et du 12 février 2016, du 4 février 2014, du 15 novembre 2013 et du 19 octobre 2012] et Yves Saelens en Tikhon, le mari désolé de Katia, soutiennent aussi le bel édifice vocal avec élan et énergie.

Enfin, ultime impression d'une soirée mémorable, c'est sous les lumières divines, tombées du ciel ou psychosensorielles chez les Kabanov, du regretté Jacques Chatelet (le spectacle lui est dédié) que l'amour entre cet opéra et le public peut véritablement s'épanouir, tant, de par la scène, personne n’y peut voir aucun mal.

FC