Chroniques

par marc develey

Pelléas et Mélisande
opéra de Claude Debussy

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 28 février 2012
Pelléas et Mélisande (Debussy) par Bob Wilson à l'Opéra Bastille (Paris)
© charles duprat | opéra national de paris

Ordonné à la circularité des échouages mélancoliques tout autant qu’aux résignations labyrinthiques qu’enserre un espace soumis à une théorie d’oppositions binaires (ici/là-bas, haut/bas, méphitique/pur), ce Pelléas donne à son public ce que ses personnages appellent tout du long de leur vœux sans l’obtenir jamais : quelque chose à voir, un lieu où l’œil ne se perdrait pas au rêve. Regarde ! Injonction omniprésente dont n’est jamais à la hauteur que le spectateur, instruit en cela, si le texte ou la partition n’y suffisaient, par l’efficace mise en scène que Robert Wilson concevait pour la première de cette production en février 1997.

Très souple et délicat en fosse, l’Orchestre de l’Opéra national de Paris délivre d’emblée ses quintes mystérieuses, à hauteur des arcanes liquides de la partition debussyste. Si, au premier abord, la Mélisande d’Elena Tsallagova ne convainc qu’à moitié d’un « ne me touchez pas » appelant le contraire, sa pose, que, de loin adressée au public, on eût dit souriante, sa pose de pâle et évanescente succube effleurant le monde masculin de son voile de tristesse diaphane, donne à l’énigme de Maeterlinck un sous-texte plus inquiétant peut-être, qu’on ne connaissait qu’à des ambiances extrême-orientales : subtilement schizophréniques, au fond, plus que vaguement dépressives. La voix ne traduit pourtant pas cette inquiétante ambiguïté. Si, en son ultime scène, la justesse parfois s’égare un peu, sa projection lointaine et légèrement surarticulée invoque élégamment l’étrangère en tout lieu, perdue en forêt, ou les tours étouffantes d’Allemonde.

Face à elle, Stéphane Degout est un Pelléas délicat, cavalier blanc, mal incarné comme il se doit, sans épée ni cheval. Sa diction claire et l’ouverture du timbre font merveilles dans dialogues et duos. Par contraste, la projection limitée du Golaud de Vincent Le Texier laisse le chanteur porter au texte une violence rageuse que de passagers resserrements de son viennent ourler d’angoisse brutale. Son instrumentalisation du petit Yniold – Julie Mathevet, délicieuse quoique souvent débordée par un orchestre mafflu – nous vaut un moment terrifiant, plus encore que son ultérieure férocité envers Mélisande : homme comme étouffé par les silences et les brumes, qui ne parvient ni à dire ni à voir.

L’Arkel de Franz Joseph Selig peine à se faire comprendre (les surtitres sont ici bienvenus), mais la profondeur du timbre double ses paroles de vieillard trop sage et impotent d’un velouté bienveillant autant que bienvenu. Par comparaison pourtant, les quelques phrases de Jérôme Varnier (Médecin, Berger) étonnent, énoncées dans une clarté souveraine et la richesse d’une émission chaleureuse.

Anne Sofie von Otter en Geneviève restera une lectrice lointaine, contralto un peu serré souvent couvert par un orchestre fort d’un nuancier délicieux, tout autant que d’une présence parfois envahissante. Mais c’est sans doute le premier personnage de l’œuvre – et quel personnage ! L’envoûtement lumineux des couchants, les textures liquides de la fontaine des aveugles, l’atmosphère marine de la grotte, le trait inquiétant d’un basson (« Quels enfants ! »), les ultimes moires moussorgskiennes : la baguette de Philippe Jordan en fait un maître d’atmosphères, vigoureux dans la dynamique, et dont l’incarnation parfois sage encore, malgré sa propension à couvrir les chanteurs, donne à la soirée son goût tout à fait merveilleux – tant la partition appelle ce travail du grain sonore qui est la vue manquant aux protagonistes et la vérité de leur parole.

La vérité, ce soir, vient de la fosse.

MD