Chroniques

par bertrand bolognesi

ensemble TIMF, Soo-yeoul Choi
Unsuk Chin, Jiyoun Choi, Sukhi Kang, Jeongkyu Park, Isang Yun

Auditorium Landowski / CRR, Paris
- 28 novembre 2015
Soo-Yeoul Choi dirige l'excellent ensemble TIMF à Paris, au CRR rue de Madrid
© dr

Nouveau rendez-vous avec les compositeurs coréens, dans le cadre d’une collaboration entre les ensembles TIMF et 2e2m. Certes, le passionnant portrait d’Unsuk Chin s’est achevé hier soir à la Philharmonie [lire notre chronique de la veille], mais l’Année France-Corée se poursuivra jusqu’en août 2016 ! TIMF est l’acronyme de Tongyeong International Music Festival, événement musical ayant lieu chaque année dans la province de Gyeongsangnam-do, qui fait entendre aussi bien le répertoire baroque que la création contemporaine. Sous cette égide naquit bientôt une formation à effectif variable dont nous saluions les qualités il y a quelques années déjà, lors d’un programme Birtwistle, Janáček, Matalon et Yun [lire notre chronique du 18 février 2009].

Il revient au jeune Jeongkyu Park (né en 1981) d’ouvrir la fête par ses Moments musicaux II, écrits en 2014 (deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, clarinette, percussion et piano). Au pupitre, Soo-yeoul Choi a une façon bien à lui de réveiller son monde, en osmose parfaite avec la page de ce compositeur inspiré qui retenait notre écoute, le mois dernier, avec la création d’Into [lire notre chronique du 10 octobre 2015]. Suite au grand geste introductif, un subtile « flottement » intrigue l’oreille, servi par des cordes somptueusement caressantes, suaves même. Après l’alternance de passages lancinants et de la citation de cette « annonce » préalable se développent une lente et brève section « en escalier », puis un épisode rythmique qui conclut ce premier mouvement d’environ quatre minutes. Le piano débute le second, essaimant bientôt percussion, flûte puis violon en harmoniques. On goûte une pluie d’accords post-Messiaen, y compris dans la méditation centrale un rien néo-impressionniste (trait solistique de violoncelle très Paris-Bruxelles 1890). Finalement le geste tonique des toutes premières mesures a le dernier mot. Si la facture ne paraît pas follement novatrice, elle est habille et sait surprendre.

Remontons le temps, avec un opus de près de quarante ans : Buru pour soprano et ensemble (flûte et flûte en sol, clarinette et clarinette basse, deux percussions et piano) de Sukhi Kang (né en 1934) qui, d’ailleurs, fut le maître d’Unsuk Chin – le panorama de cette soirée affirme une saine cohérence. « Une route vers l’harmonie artistique », dit la brochure de salle à propos de la signification du titre en coréen ancien. Il faut plonger dans le Ve siècle pour mieux comprendre, et s’informer sur les Hwarang, confréries de jeunes guerriers rompus aux arts martiaux mais encore à la pratique du chant et de la danse, conformément à une imprégnation spirituelle particulière. « Cette œuvre tente de refléter la vie de ces Hwarang, leurs sentiments, en transcendant l’espace et le temps ». Elle commence par une mélopée méandreuse du soprano a cappella qui impose un certain mode d’écoute. La voix agile et concentrée d’Hye Jung Kang est relayée par les vents, le rituel étant ponctué par une percussion sèche. Dans toutes les cultures la répétition est le principe de la prière, de l’incantation, de la méditation. Buru le respecte, convoquant les vents et le piano dans le retour de la mélodie initiale, soutenue d’éléments percussifs plus souples, frappes et souffles dessinant un espace naturel qui éveille l’imaginaire. Une sorte de danse chantée prend place, renonçant momentanément au liminaire hiératisme ; elle tourne sur elle-même durant près de deux minutes. Une section pianistique très rythmée s’invite encore, puis, nue, à peine effleurée d’un gong doux, la voix refait surface pour quelques temps. Enfin, trois grands crescendos de percussion lancent plus loin l’œuvre (d’environ dix-sept minutes), en grand bourdonnement ouvert.

La même année (1976), Isang Yun (1917-1995) s’est penché sur le thème de la Musikalisches Opfer de Bach (1747). Il en résultait Königliches Thema pour violon seul dont la lecture relativement approximative du jour encourage à parler plutôt d’Intoxication, page pour flûte (et piccolo), basson, violon, violoncelle et piano signée en 2015 par Jiyoun Choi, compositrice née en 1969, élève de Sukhi Kang à Séoul puis de Gilbert Amy à Lyon, avant de suivre le cursus de l’Ircam où fut d’ailleurs créé, à l’automne 2002, ses Corpuscules pour percussion et électronique. Intoxication explore en musique l’état de dépendance qui s’y inscrit par d’obsédants septolets. D’emblée l’objet se définit par une fébrile frénésie, follement accentuée, plus que nerveuse, en un constant frémissement, par-delà sa dislocation par la convocation de nouvelles natures sonores. Le basson y prend un atour presque rassurant, articulant la respiration à l’encontre de cette asphyxie où précipite un piano forcené. De fait, c’est encore à la flûte qu’est confiée la tâche d’essayer de sortir du système en transcendant son énergie artificielle.

Décidément, Unsuk Chin aime Lewis Carroll… ou plus précisément Alice ! Après Alice in Wonderland, son premier opéra [lire notre chronique du 14 juin 2010], la suite, Through the looking-glass, verra le jour dans trois saisons à Covent Garden. En amont, elle composait dès 2003 snagS&Snarls, cycle de cinq Lieder inspirés des fameux récits embarqués de l’étrange professeur Dodgson. Alice-Acrostic cite les premières mesures de L’enfant et les sortilèges de Ravel et son thème tournoyant parfaitement mis en valeur par la voix d’Hye Jung Kang, d’une expressivité moins livrée que celle entendue dernièrement à la Maison de la Radio [lire notre seconde chronique du 10 octobre 2015], mais assurément plus soyeuse. La comptine obstinée Who in the world am I ? prend des allures britteniennes, prolongées en secret dans The tail-tale of the mouse où un Sprechgesang ensorcelé « condemn you to death ». Après l’haletant Speak roughly to your little boy, parodie de berceuse dont le cochon ébahi sourit encore, le tissu très travaillé de l’infernal Twinkle, twinkle, little star ravit l’auditoire en une ronde effrayante, joyeusement couronnée par le soprano.

La première fois que nous entendions l’ensemble TIMF, il ouvrait sa soirée par l’Octuor d’Isang Yun (1978) ; c’est lui qui referme celle-ci, convoquant des réminiscences de musique de cour coréenne dans un sens de la forme tout occidental au fil des échanges tour à tour conflictuels et affectueux entre deux groupes distinct, formés par deuxviolons, alto, violoncelle et contrebasse d’un côté, basson, clarinette et cor de l’autre. L’interprétation révèle un certain lyrisme. Prochains rendez-vous coréens ? Regards croisés sur la création musicale coréenne et française proposé par le CNSMD de Paris et la classe de violon d’Hae-Sun Kang (1er décembre), Le jeu des quatre objets, musique traditionnelle à la Cartoucherie (Théâtre du soleil, du 16 au 20 décembre), etc.

BB