Chroniques

par bertrand bolognesi

Alice in wonderland | Alice au pays des merveilles
opéra d’Unsuk Chin

Grand Théâtre, Genève
- 14 juin 2010
Vincent Lepresle photographie l'opéra Alice in Wonderland à Genève
© vincent lepresle

De quoi rêvent les petites filles ? De lapin blanc, de grenouille, de crabe, de tortue à ensouper, de l’éternel sourire du chat dont prudemment elles auront à taire l’évocation face à l’omniprésente angoisse d’une souris aussi sympathique que fébrile, de chapelier fou et d’homme invisible ?

Rien de tel que d’embarquer vers le pays des merveilles avec Unsuk Chin pour mesurer les unes aux autres ces présences fantasques, sinon phantasmatiques, jusqu’à, peut-être, s’interroger sur ce qu’on appelle habituellement une « petite fille », partant que ce personnage qu’on pourrait dire historique n’est certainement pas le même pour le spectateur d’aujourd’hui que pour le lecteur de 1865… sans parler de cet homme « guindé, redingote noire à peine ouverte sur faux col de clergyman, arborant un visage fin emprunt de mélancolie », à savoir le professeur Charles Lutwidge Dodgson, pasteur et mathématicien anglais ainsi décrit par l’un de ses élèves qui précise ennuyeuses ses leçons à Oxford. Ce Dodgson même publia plusieurs traités d’algèbre parfaitement sérieux, tout en signant du pseudonyme Lewis Carroll le récit extravagant qu’il imagina pour amuser Alice Liddell, en 1862, enfant de dix ans qui semble avoir fort troublé notre trentenaire qui, non content, lors de promenades estivales en barque (en compagnie d’un collègue et de deux autres gamines, l’honneur est sauf), de souffler à la jeune oreille ses délicieux nonsense réunis quelques mois plus tard dans Alice's Adventures in Wonderland, recueil aujourd’hui célèbre, la photographiera copieusement, d’un œil qui parfois la rendit plus adulte que d’avouable.

Ainsi ne s’étonnera-t-on pas d’un Wonderland qui fit la joie des psychanalystes, jusqu’à les égarer parfois dans ce concept annoncé, la petite fille, rendue éternelle comme l’irrésistible sourire du Chester Cat par l’imagination masculine un rien fiévreuse d’un grand solitaire maladivement timide. À jouer, tout comme l’auteur, avec les mots et leurs sons, il ne saurait être indifférent que la séduisante enfant Alice tinte a lie (un mensonge) autant qu’alive (en vie), sans qu’on s’octroie pour autant the licence (l’autorisation) d’extrapoler plus loin une psyché qui dit, alors qu’il serait préférable, si besoin en était, de la jauger en ce qu’elle ne dit pas.

Aussi, Unsuk Chin, dont l’opéra fut créé il y a trois ans par la Bayerisches Staatsoper (sous la direction de Kent Nagano et dans une mise en scène d’Achim Freyer), son librettiste David Henry Hwang et Mira Bartov dans l’actuelle réalisation ne se trompent-ils pas en tournant le dos aux innombrables interprétations, livrant bien plutôt le conte tel un conte, à savoir une histoire qu’il convient à chacun d’explorer à une guise qu’il pourrait bien ignorer sienne. Et, parce que les petites filles d’aujourd’hui ne se promènent plus en barque avec deux messieurs, c’est à prendre l’avion que les silhouettes doubles escortent Alice. L’humeur est rendue légère par le dispositif mis en place : l’accès à la salle est sécurisé par ces portillons typiques des aéroports – sauf que ceux-ci ne sonneront pas si vous n’avez pas pris soin d’enlever votre ceinture avant de les franchir–, les ouvreuses arborent gilets fluo’ et bâtons néons pour vous guider, la voix de l’hôtesse, au nom de l’équipe du Grand Théâtre et de son commandant de bord, Tobias Richter, vous souhaite la bienvenue à bord du vol pour le pays des merveilles, opéra qu’elle annonce non-fumeur.

De fait, le rideau s’ouvre sur la salle d’embarquement d’un aéroport dont la rigueur machiniste favorise paradoxalement les rêveries gentiment imposées à l’enfant – et je dis bien imposées, s’agissant d’un récit qui l’invite et non de l’expression de son propre univers onirique, rappelons-le. Infiniment sensible à la musique, cette mise en scène en suit adroitement la moindre inflexion, avec la complicité de maestro Wen-Pin Chien qui, à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, en transmet scrupuleusement tous les raffinements.

Et le public de vivre ces deux heures d’un seul tenant en compagnie d’un efficace cénacle de chanteurs dont chacun défend avec superbe la créature qu’on lui confie ! On en retiendra principalement le tant amusant qu’angoissant Lapin blanc d’Andrew Watts, l’attachante Tortue de Christian Immler, la bien-chantante et truculente Souris de Guy de Mey, la terrible Dame de cœur de Karan Armstrong et, surtout, le délicieux Chat de Cyndia Sieden, sans oublier la voix lumineuse, agile et fort adroitement menée de Rachele Gilmore dans le rôle d’Alice. Saluons la subtile ingéniosité des costumes de Tine Schwab, caractérisant au premier coup d’œil chaque protagoniste.

BB