Chroniques

par bertrand bolognesi

création d’Intrusions de Misato Mochizuki
œuvres de Philippe Manoury et Marco Stroppa

Lin Liao dirige l’Orchestre de Paris
ManiFeste / Cité de la musique, Paris
- 9 juin 2022
Trois grands opus récents pour ce concert d'ouverture du festival ManiFeste 2022
© bertrand desprez

C’est avec grand plaisir que l’on retrouve cette année ManiFeste dont les précédentes éditions furent malmenées par la crise sanitaire, comme bien des événements culturels depuis mars 2020. Trois œuvres très récentes ont été données hier à la Cité de la musique, lors de la soirée d’ouverture de la manifestation. Le programme est repris aujourd’hui. Après la Biennale du Quatuor à cordes [lire nos chroniques des 15 et 18 janvier 2022], le festival annuel de l’Ircam fait la part belle à Philippe Manoury qui fêtera dans quelques jours son soixante-dixième anniversaire – au matin de ce dimanche-là, nous entendrons ses Last (1997) et Neptune (1991) au Studio 104 de la Maison ronde.

Premier volet d’un triptyque orchestral intitulé Trilogie Köln qui compte ensuite In situ (2013) puis Lab.Oratorium (2019) dont notre équipe saluait la parution discographique [lire notre recension], Ring, fut créé le 22 mai 2016 à la Philharmonie de Cologne par François-Xavier Roth qui donnerait également le jour aux pièces précédemment citées. Interrogeant la spatialisation de l’orchestre et le rituel du concert, le compositeur encercle l’auditoire en plaçant sur le plateau les musiciens de l’Orchestre de Paris et quelques confrères venus en renfort, mais encore en avant-scène, sur les deux balcons de côté et même sur celui de face, à l’opposé de la scène. Toutes les familles d’instruments sont présentes dans ces divers groupes, les cordes étant réparties au sein des pupitres – « il faut créer des groupes à l’intérieur de l’orchestre, ayant une égale importance et étant parfois composés de façon hétérogène » dit Manoury (brochure de salle). Si le dispositif laisse entrevoir sa filiation avec Stockhausen dont l’œuvre l’influence depuis longtemps, c’est dans certaines propositions de Grisey qu’on avait rencontré l’insertion du bruit du public dans l’exécution. Ici, le mélomane, volontiers bavard lorsqu’il va s’assoir, pénètre dans un espace qui déjà retentit d’extraits de Ring, joués dans les balcons. Peu à peu, salves de percussions et de cuivres se densifient. Et Lin Lao de lever la baguette, commençant à battre dans ce chaos organisé qui abolit la notion de début. Durant quelques quarante minutes, Ring déploie une énergie remarquablement investie, où l’élan symphonique jamais ne perd un caractère d’urgence redoutablement maîtrisé.

Le 15 octobre 2021, aux Donaueschinger Musiktage dont c’était l’édition du centenaire, Ilan Volkov et l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg créaient Intrusions de Misato Mochizuki. Il s’agissait d’une première version, l’œuvre ayant ensuite fait l’objet d’une révision, jusqu’à la première de la nouvelle mouture, ici-même hier. Dans la foulée de Brains, quatuor à cordes de 2017, la compositrice japonaise [lire nos chroniques d’Ima koko, Écoute, Terres rouges, Intermezzi, Taki no shiraito, L'Heure bleue, Musubi, Etheric Blueprint Trilogy, Quark II, Nigredo et Pas à pas] observe le fonctionnement du cerveau entrant en interaction avec le monde, apprenant dans une confrontation stimulante. « Un sentiment social émerge qui ressemble à de la compassion. Il nous aide à comprendre la différence entre soi et l'autre. Le cerveau tente de réduire cet écart en jouant avec les prédictions et les certitudes », dit-elle (note d’intention éditée par le festival allemand). Ce rapport aux autres sert de modèle à Intrusions, les autres y étant la partie électronique, réalisée à l’Ircam par Robin Meier, quand l’orchestre est le cerveau – « les mécanismes d'apprentissage se font dans les deux sens : de l'orchestre à l'électronique et de l'électronique à l'orchestre ; ces processus d'imitation deviennent une entité proche d'un écosystème sonore en évolution constante » (même source).

Retour à configuration plus coutumière, donc, avec cette pièce qu’ouvre un chariotde tintements, pourrait-on dire, et qui bientôt décline en boucle ses moyens dont l’impédance s’enfle progressivement, au gré d’un rythme proliférant. Outre le surgissement de signaux renvoyant à un imaginaire sylvestre, des bruits urbains entrent en jeu. Après une séquence exclusivement électronique, la mixité revient, d’abord via les vents et la percussion, puis la harpe, enfin le tutti. Traversée d’une inquiétude certaine, Intrusions semble ne point circonscrire ses émois poétiques aux seules considérations énoncées, suivant ces secrètes alchimies que fréquente Misato Mochizuki [lire notre entretien].

Le 19 octobre 2018, à Donaueschingen, nous assistions à la création mondiale de Come play with me de Marco Stroppa, une page pour électronique solo et orchestre sous-titrée Chants d’amour et de souffrance pour une utopie déchue [lire notre chronique]. Révisée cette année, elle fait une nouvelle entrée en scène. Il s’agit d’un concerto dont le soliste est un empilement de plusieurs haut-parleurs diversement orientés, totem acoustique élaboré par le compositeur italien qui en explore depuis bien longtemps les possibilités. Cette fois, l’orchestre s’avère de moindre effectif. Empruntant un vers de Yeats, le propos puise dans les dangers que l’espèce humaine fait encourir à la planète. Réalisée à l’Ircam avec la complicité de Carlo Laurenzi, la partie électronique comprend des aspects presque vocaux. L’écriture semble s’autorégénérer, dans un raffinement extrême qui fait la signature de Stroppa [lire nos chroniques de Nous sommes l’air, pas la terre, Opus Nainileven, Tangata Manu, Traiettoria, Auras, Hist whist, …of Silence, Re Orso, Spirali, Innige cavatine, Little i, Perché non riusciamo a vederla? et Osja, ainsi que notre entretien à propos d’Upon a blade of grass]. Sans invention radicale, il peaufine là une facture qu’il a forgée, toujours de plus en plus subtile. Après une section dont l’impact est rendu presque incertain par l’usage de micro-intervalles, l’électronique conclut l’œuvre, sous une lumière dédiée – « when all I would do is to scratch your head » dit-on à l’écureuil. Voilà qui commence bien cette édition (jusqu’au 30 juin) !

BB