Chroniques

par bertrand bolognesi

Marco Stroppa
musique de chambre spatialisée

1 CD WERGO (2018)
WER 7372 2
Trois opus de Marco Stroppa par les membres de l'ensemble KNM Berlin

Remarquable inventeur de timbres, Marco Stroppa ne se contente pas de les faire naître : de transformations en assemblages, il les accompagne, de résurgences en substrats nouveaux, au fil d’une vie insaisissable et fascinante. De là se construit un univers très personnel à travers lequel raconter sans cesse, explorer le voyage de l’idée depuis son surgissement dans l’imaginaire jusqu’à l’aventure de sa perception. Compositeur phare de la création assistée par ordinateur, il précise tôt la notion d’électronique de chambre, telle qu’on l’entendit la décrire plus d’une fois [lire nos chroniques des 11, 12 et 13 janvier 2005, du 5 juin 2006, du 17 juin 2009 et du 19 mai 2012].

En 1986, Péter Eötvös invite le jeune musicien italien – à cette époque, il a vingt-sept ans – au Bartók Fesztivál de Szombathely, dans l’Ouest hongrois. Durant les années suivantes, Stroppa visite régulièrement la Hongrie (ainsi que la région où naquit Bartók, dans le nord-ouest de la Roumanie d’aujourd’hui, entre Szeged et Timișoara) où il suit plusieurs master classes. En 1997, il décide de rendre hommage aux artistes hongrois à travers une pièce qui prend source dans Hommage à R. Sch. Op.15d, écrit par György Kurtág en 1990 pour clarinette, alto et piano, à partir du premier mouvement (Lebhaft, nicht zu schnell), en si bémol majeur, de l’opus 132 de Robert Schumann, Märchenerzählungen, conçu en 1853 pour cet instrumentarium. De même que la pièce de Kurtág convoque une grosse caisse à la toute fin, jouée par le clarinettiste, Hommage à Gy. K. demande au pianiste d’intervenir sur des cloches-plaques. Adoptant la prédilection de son aîné pour la miniature, Stroppa commence cette page sans deviner encore qu’elle lui demandera plus de cinq ans de travail avant de la pouvoir considérer comme achevée. Au début de février 2004, le trio Modulations (Alain Billard, Odile Auboin et Hideki Nagano, tous solistes de l’Ensemble Intercontemporain) la crée à Stuttgart, mais elle ferait encore l’objet d’une révision, en 2008, prenant l’aspect dans lequel nous l’entendons sur ce CD, jouée par trois membres du Kammerensemble Neue Musik Berlin [lire notre critique du CD Christophe Bertrand] : Horia Dumitrache à la clarinette, Kirstin Maria Pientka à l’alto et Frank Gutschmidt au piano.

Hommage à Gy. K. use d’une spatialisation acoustique ingénieuse en déplaçant les instrumentistes d’un mouvement à l’autre. Avec des sources sonores tour à tour proches ou au contraire fort éloignées, la perception est vigoureusement manipulée, mais encore l’interaction entre les instruments eux-mêmes. À la répétition concentrée d’un geste volubile à trois (Sehr flüssig) succède un mouvement un duo (clarinette basse et piano) à l’attaque robuste qui suspend ses échos dans un silence résonant et dans des multiphoniques énergiques (Schwerfällig, drohend), puis la délicate et intrigante oscillation du trio (Sinuoso, semplice), en douceur – la plus longue de ces sept miniatures. La clarinette et l’alto s’échangent ensuite les appels drus de Ravvivato, laissant le trio (avec clarinette basse, cette fois) bondir sur le chuchotement (Prestissimo volatile e intransigente). Après un solo d’alto coloré comme un souvenir d’antan que la mémoire aurait disloqué (Inerme, ingenuo, incauto), les trois interprètes concluent par un final égaillé (Lento silente e febbrile) que ponctuent de profonds et discrets souffles campanaires.

En 1994, Marco Stroppa s’interroge sur les relations entre signes dans l’espace et la narration musicale qu’elles peuvent impliquer, à travers Un segno nello spazio pour quatuor à cordes. Theodor Flindell et Lisa Werhahn (violons), Kirstin Maria Pientka (alto) et Cosima Gerhardt (violoncelle) en présentent chaque geste dans un bref premier mouvement, l’apogeo dei segni (lussureggiante), d’une densité étonnante. La sublimazione dello spazio (scarno, come un automa), deuxième partie comptant plus du double en durée,travaille ardemment ce matériau initial en lui faisant subir de sensibles déformations et une incessante instabilité de la métrique qui réinvente génialement la préhension.

C’est de deux poèmes du Russo-étasunien Joseph Brodsky que s’inspire Osja, Seven Strophes for a Litarery Drone pour violon, violoncelle et piano, écrit en 2005, créé au Donaueschinger Musiktage à l’automne par Annette Bik, Andreas Lindenbaum et Mathilde Hoursiangou (de Klangforum Wien), puis révisé huit ans plus tard. Avant chacun des sept épisodes de cet opus, les officiants changent de place de façon à brouiller la perception, comme c’était déjà le cas d’Hommage à Gy. K. Nous retrouvons Theodor Flindell et Frank Gutschmidt, violoniste et pianiste rejoints par Ringela Riemke au violoncelle. Hushed, hunching (traslucido) laisse lentement s’installer une certaine atmosphère que Dim, gazing (erratico) rehausse énergiquement. On my right, on my left (heated fugacissimo) invite la fièvre et les passionnantes expériences pianistiques de Stroppa, alors que Raw, trembling (lento atarassico) renoue avec le premier mouvement. Ainsi en va-t-il d’une alternance contrastée jusqu’à Monument, l’ultime chapitre, indiqué turgido, imponente, sévère et dépouillé. Avec ce CD l’on pénètre plus avant dans l’œuvre d’un grand compositeur [lire notre entretien de janvier 2007] grâce à un programme qui, sans recourir à l’électronique, permet d’en mieux comprendre l’esprit.

BB