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Chroniques
Pascal Rophé dirige l’Orchestre Philharmonique de Monte Carlo
création d’Ima koko de Misato Mochizuki
C’est avec une infinie tendresse que les premières mesures d’Un sourire d’Olivier Messiaen concentrent le public monégasque en une écoute fascinée. Pascal Rophé gère soigneusement la contemplative égalité des accords prolongés, de même que les soubresauts rythmiques, comme autant de signaux soulignant le grand calme de l’ensemble.
Il y a quinze ans, c’était précisément Marek Janowski, l’actuel chef de l’Orchestre Philharmonique de Monte Carlo, qui commandait cette œuvre à Messiaen. Conçue comme un hommage à Mozart qui, « malgré les deuils, les souffrances, la faim et le froid, l’incompréhension et la proximité de la mort (…) souriait toujours » ; d’où cette alternance de mélodie étale et de virevoltants chants d’oiseaux. La légèreté réside peut-être plus dans la discrète mais déterminante absence de contrebasse dans l’orchestre : le cours parfois lamentable des choses ne pénètre jamais en profondeur l’humeur de la pièce, pour ainsi dire.
C’est avec la même délicatesse que Rophé aborde La morte di Borromini de Salvatore Sciarrino. Le 2 août 1667, l’architecte Francesco Castelli, dit Borromini, grand rival du Bernin (Gian Lorenzo Bernini) se suicide plus ou moins malgré lui, d’une manière assez absurde. Alors qu’il entend travailler tôt ce matin-là, son serviteur qui, lui, entend laisser reposer un peu plus le maître, refuse de lui apporter de la lumière. Impatienté, enragé au delà de toute mesure, l’artiste se prend alors à songer « à la façon dont je pourrais faire quelque mal à ma propre personne ». Il fixera son épais sur le lit, pointe en avant, pour se jeter dessus. Il meurt peu à peu de cette blessure, non sans dicter au médecin que l’outrecuidant serviteur appel à son chevet la relation précise de l’état d’esprit qui généra cet acte et le détail de cet acte lui-même.
En 1988, Sciarrino écrit une pièce pour orchestre qui, pour n’illustrer jamais cette histoire, enveloppe dans les arcanes d’une fulgurante folie autodestructrice le récitant à lire la fameuse lettre de Borromini. Le texte s’articule en trois interventions auxquelles correspondent trois jeux différents : d’abord des souffles, des attaques avortées, des hésitations feutrées ; puis des harmoniques très légères, encore des souffles et des cloches ; enfin des sons aboutis et vibrés, les cloches ponctuant les derniers mots. Dans une neutralité sereine, jamais glaçante cependant, Otto Katzameier prononce cette mort, tandis que l’orchestre distribue minutieusement chaque son avec une délicatesse inouïe.
Ima koko – en français ici, maintenant – est la nouvelle pièce pour orchestre et électronique de Misato Mochizuki [photo], compositrice japonaise qui fit ses premières armes à l’Université Nationale des Beaux Arts et de Musique de Tokyo, poursuivit ses études au CNSM de Paris qu’elle approfondit à l’Ircam. Ima koko est une commande du CIRM dans les studios duquel il fut conçu avec la complicité de Christophe Mazzella (assistant musical).
Tout commence par un coup de gong après lequel on a progressivement l’impression que le temps se fige. On constate d’abord une périodicité des frappes, puis une sorte de suspension qui gagne peu à peu l’orchestre. La teneur sonore du gong se trouve analysée, disloquée, puis distribuée par minuscules cellules à l’orchestre qu’elle contamine et qui la recrée. Misato Mochizuki nous confie : « On peut écouter la pièce comme l’on veut, y sentir ce qu’on veut. C’est pour cela que je n’aimerais pas trop en parler. Lorsqu’un compositeur parle trop de sa pièce, il impose les idées qui l’ont générée mais qui ne sont plus d’actualité lorsqu’elle est jouée. Il n’y a pas de message à transmettre. C’est juste une idée. Il n’est pas du tout nécessaire d’écouter mon travail en suivant le guide que je pourrais vous en fournir. Si vous avez entendu comme ceci ou comme cela, tant mieux ou tant pis, je ne sais pas (rires) ! C’est un être : il nous touche ou non, on n’y peut rien, voilà tout.
Cela rejoint le sujet de l’œuvre : le temps, qui n’est que l’invention de l’homme. Le temps est une spirale qui génère des signes, d’où le sentiment de déjà vu, le rêve, la prémonition, la durée qui, de fait, n’est jamais la même pour tout le monde. Ici, j’entre dans le son pour en décomposer chaque détail, de même qu’en introduisant un élément d’appréciation du temps l’on ne fait que tenter d’arrêter son cours. Le coup de gong initial est étiré et finit par n’être plus un coup de gong : il échappe au temps de sa nature, si l’on peut dire. Le gong contamine l’orchestre de sa propre nature, mais l’orchestre lui-même la déforme pour la faire sienne. Rien n’est figé. Prenez une boule de papier : elle est une, un seul objet, avec sa forme, son volume, sa couleur ; ouvrez la : elle s’étale en page sur laquelle se dessinent des plis, des rides, des chemins qui racontent une toute autre vie. J’aime cette manière de composer : à partir d’une chose simple on atteint la différence et la complexité. Cela rejoint ce que j’ai fait dans une pièce plus ancienne, Chimera, en rapport avec l’ADN. Dans la transmission d’informations génétiques se glissent des erreurs, des mutations s’opèrent et, au fil de l’évolution, ce sont petit à petit ces défauts qui précisément forment les différences entre les être vivants. Cette idée de la copie qui n’est jamais exactement possible et qui, en accumulant des détails dissemblables, invente un être nouveau, est extrêmement musicale ».
La soirée s’achève avec la célébrissime Sinfonia de Luciano Berio, pour orchestre et huit voix sonorisées, pour l’exécution de laquelle nous retrouvons les Neue Vocalsolisten de Stuttgart qui hypnotisent la salle par leur aisance et leur complicité. Remarquons également le violon solo David Lefèvre qui gratifie le troisième mouvement de phrases magnifiques.
BB