Chroniques

par laurent bergnach

Linea et la musique japonaise
Hosokawa, Mochizuki et Takemitsu

Arsmondo / Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 28 mars 2018
L'ensemble Linea joue les Japonais Hosokawa, Mochizuki et Takemitsu
© kaz ishigawa

Avec Arsmondo, élément central de son dossier de candidature à la direction de l’Opéra national du Rhin, Eva Kleinitz poursuit un double but : amener un maximum d’institutions culturelles à collaborer, tout en projetant la sienne hors d’une Europe autocentrée. Cette première édition du festival propose nombre d’événements liés au Japon, le pays à l’honneur cette année, et à la création française de Der Tempelbrand (Le pavillon d’or, 1976), ouvrage lyrique signé Toshiro Mayuzumi (1929-1997) – nous le découvrirons demain. Parmi ces rendez-vous, citons conférences, lecture et exposition autour de Mishima et de l’ouvrage qui l’a rendu célèbre à trente-et-un ans (1956), des films couvrant plusieurs décennies d’après-guerre (de Mizoguchi à Kawase), ainsi que des concerts confiés aux ensembles Saito, Hanatsu miroir et Linea.

Depuis vingt ans maintenant, ce dernier revendique une musique engagée dans la cité, privilégiant les œuvres qui interrogent les mutations de notre époque. Très attachée à l’Amérique du Nord ces derniers temps [lire notre chronique du 27 septembre 2012], la formation franchit le Pacifique pour en livrer cinq d’essence asiatique, dont trois signées Toshio Hosokawa (né à Hiroshima, en 1955) [photo]. Du créateur venu en Allemagne dès 1976, pour étudier avec Isang Yun, Huber et Ferneyhough, on connaît les récentes propositions scéniques telles Matsukaze, The raven ou Stilles Meer [lire nos chroniques du 8 mai 2011, du 10 février 2014 et du 27 janvier 2016]. Cette soirée témoigne de sa fécondité chambriste et d’un travail sur « l’écoute profonde du son », car « depuis les profondeurs de ses origines, le moindre son porte en lui un monde d’une richesse infinie ».

Dans In der Tiefe (1994-96), ils sortent du silence par un crescendo successif de l’accordéon, l’immuable élément des différentes versions de ce duo (clarinette, alto, etc.), puis du basson (Marie-Andrée Joerger, Antoine Pecqueur). Très vite, le premier semble assigné à un mouvement de flux et de reflux presque exclusif, quittant parfois sa neutralité maritime avec une légère plainte ou un ronflement organistique – sans doute l’influence du shô, l’orgue à bouche, avancerait Sylvain Cambreling lors du débat accolé au concert. Son auteur en parle comme d’une « matrice fertile ». Plus lyrique, le basson a une large marge de manœuvre, avec des changements de rythmes, de climats voire de procédés (frappes du corps de l’instrument).

Atem Lied (1997) invite une flûte basse (Keiko Murakami) pour un solo largement apaisant. Le souffle régnant au début, quelques accents de shakuhachi, puis des bruits de clés vers la fin justifient la réputation d’alchimiste d’Hosokawa alliant pensée orientale et technique occidentale. Hélas, beaucoup de tramways voisins contrarient la méditation en cette Salle Bastide trop perméable… Pour finir, Slow dance (1996) dilate le temps, avec une envie d’équilibrer les extrêmes : une flûte nerveuse est apaisée par une clarinette (Andréa Nagy), un violoncelle s’efface au côté d’un violon fébrile (Johannes Burghoff, Marco Fusi). Le piano se révèle percutant ou éolien (Reto Staub), tandis que la percussion offre une certaine variété timbrique, de la grosse caisse à la cymbalette, sans oublier le gong dessinant un rituel final (Victor Hocquet).

À l’instar d’Hosokawa, Misato Mochizuki (née à Tokyo, en 1969) [lire notre entretien] a voulu découvrir ce qui se passait à l’Ouest, contre l’avis de professeurs égocentriques. Toujours en lien avec sa culture d’origine, elle aime, dit-elle, le japonisme qui ne se voit pas, semblable aux anciennes maisons de thé où même un samouraï pénètre sans arme pour permettre des échanges les plus libres possible. Maigrelette, la brochure de salle ne nous dit rien du pourquoi d’une page de Bertoli (1605-1669) – sans doute Sonata prima – en prélude de Pas à pas (2000) où l’accordéon gèle l’émotion baroque, patine aussi, tandis que le basson gémit, et qu’apparaissent des cliquetis évoquant la marche. Différentes phases attrayantes de calme et d’affolement précèdent une fin débonnaire où se dégonfle la bulle sonore.

La pièce la plus ancienne au programme est le fameux quintette Rain Spell (1983) de Tōru Takemitsu (1930-1996) [lire notre critique du CD] où les seules cordes présentes appartiennent à la harpe (Geneviève Létang). Lui aussi passerelle entre deux mondes, ce passionné d’art française (Debussy, Satie, Messiaen) qui rêve d’atteindre un son aussi intense que le silence expliquait à Myriam Tétaz-Gramegna : « je suis un compositeur japonais, faisant de la musique occidentale, c’est-à-dire une musique universelle. Mais je pense que mon sens du temps, de la durée, de la couleur est différent de celui d’un compositeur occidental, de même que l’importance accordée au silence, qui n’est pas un vide, mais le lieu de tous les possibles. Je reste Japonais et je vis plusieurs cultures » (in Au cœur de la création musicale, La Bibliothèque des Arts, 2018).

LB