Dossier

entretiens réalisés par bertrand bolognesi
paris – 23 et 24 janvier 2007

Marco Stroppa | Upon a Blade of Grass
portrait du compositeur autour d’une œuvre

le compositeur italien Marco Stroppa présente son concerto sur Anaclase
© marcostroppa.com

L’Orchestre Philharmonique de Radio France, Pierre-Laurent Aimard au piano et Péter Eötvös au pupitre donneront, vendredi 26 janvier, à la maison ronde (retransmise par France Musique, le mardi 6 février à 10h), la première audition française d’Upon a Blade of Grass, concerto pour piano et orchestre de Marco Stroppa. Après que Péter Eötvös nous ait livré son regard de chef, le compositeur nous introduit dans sa partition.

Rencontre avec Péter Eötvös

Vous dirigerez vendredi soir la première française d’Upon o Blade of Grass. Comment percevez-vous la musique de Marco Stroppa ?

La musique de Stroppa est d’une grande finesse d’écriture. Je l’ai abordée pour la première fois dans les années quatre-vingt. Il y eut notamment Élet...fogytiglan (dialogo immaginario tra un poeta e un filosofo) – un titre hongrois ! – que j’ai créé en 1989 avec l’Ensemble Intercontemporain pour le Festival d’Automne à Paris. J’avais trouvé cette pièce vraiment difficile. Complexe, cohérente, intime et difficile, oui. Marco Stroppa et moi, on se connaît depuis longtemps, vous savez. C’est très important, car on dirige différemment la musique d’un auteur que l’on connaît personnellement. Il est très attaché à la Hongrie. Il y est venu souvent, enseignant à l’Académie Bartók de Szombathely. Il y a trouvé quelque chose qui lui convenait, je crois.

Quant au concerto ?

Je l’ai découvert au début de cette semaine. Il est merveilleusement bien écrit. C’est le témoin d’un monde très personnel, d’une grande richesse. Dans cette œuvre, plus encore que dans celles que je connaissais de lui, Stroppa opère comme un peintre qui sait exactement quel pigment utiliser pour retenir, altérer, atténuer ou faire vibrer la lumière, avec un art exceptionnel de la couleur.

Rencontre avec Marco Stroppa

En 1991, vous vous lanciez dans l’écriture des Miniature estrose. Elles forment aujourd’hui un vaste cycle de pièces pour le piano. Quelle est votre relation à cet instrument ? Quels sont les enjeux de ce que vous écrivez à son intention ?

C’est une relation assez curieuse. Chaque compositeur a des domaines privilégiés et des domaines problématiques. Mon problème : j’ai du mal à écrire pour la voix. Elle n’est pas un instrument que je manipule avec aisance. Jusqu’à récemment, la musique de chambre m’a, elle aussi, posé quelques questions. Au contraire, le piano, comme le quatuor à cordes, d’ailleurs, a toujours été mon domaine privilégié. Cela s’explique peut-être par le fait que j’ai commencé la musique par un prix de piano. Je ne serais jamais devenu un grand concertiste, mais j’aurais sans doute fait une carrière honorable en tant que chambriste. Dès le départ, il m’était donc plus naturel de m’exprimer avec le piano. Mes deux premières œuvres utilisent le piano : Metabolai lui donne un rôle important dans l’orchestre, sans qu’il y soit soliste, et Traiettoria l’appelle en solo avec l’électronique. Contrairement à ce que pensent nombre de compositeurs contemporains, Traiettoria m’a montré que le piano non préparé, c’est-à-dire quatre-vingt huit touches et trois pédales, permet encore de chercher et de trouver de nouveaux éléments concernant la sonorité, le geste, le travail de la couleur. Au piano, la couleur est la quête, la poursuite et la découverte du monde de la résonnance. La résonnance n’est pas uniquement ce qui subsiste d’une note lorsqu’on garde la touche enfoncée ou la pédale baissée. Ce qui se passe après une note peut être sculpté, composé par l’auteur, d’une façon parfaitement structurelle, au point que la résonnance devienne un langage à part entière qui cisèle le travail du piano. Il y a eut trois étapes autour de cet instrument :

– d’abord Traiettoria : l’électronique, que constituent des sons de synthèse, explose les limites techniques de l’écriture pour pianistique
– puis le cycle des Miniature estrose, dont un premier livre est disponible à ce jour (un second, déjà structuré, sera fini dans quelques années) : le travail de la résonnance, de la couleur et de la profondeur s’opère par les moyens intrinsèques du piano
– enfin, le troisième volet est le Concerto pour piano et orchestre que vous allez entendre : l’orchestre est une extension, un agrandissement, une prolifération du monde de résonance du piano.
En partant de l’instrument vers l’électronique, en revenant à l’instrument pour l’explorer différemment, enfin en se répandant jusqu’à l’orchestre, ce parcours va du connu à l’imaginaire.

Quel fut le rôle de Pierre-Laurent dans la naissance de ce cycle ?

La première fois que je l’ai entendu, il jouait Traiettoria lors d’un concert de l’Ensemble Intercontemporain dont il était le pianiste (1986). De lui, trois choses m’ont immédiatement frappé :

– sa nécessité de comprendre non seulement la structure d’une œuvre mais aussi la structure psychologique du compositeur ; il a besoin de savoir pourquoi il joue une œuvre mais aussi pourquoi le compositeur a écrit ce qu’il joue
– le fait qu’il soit un pianiste coloriste, sachant sortir du piano un kaléidoscope de couleurs que je n’avais jamais entendu auparavant, en tout cas sous les doigts d’un musicien avec lequel je pouvais parler (il y a évidemment d’autres très grands pianistes, mais que je ne pouvais approcher)
– sa disponibilité à chercher autour de l’instrument des choses qui m’étaient chères mais de la réalisation desquelles je doutais : en me suggérant de nombreuses solutions purement techniques, pratiques, il me permit d’atteindre plus rapidement mes buts.
Je cherche toujours l’écriture la plus efficace à réaliser mon imaginaire. De ce point de vue là, je ne suis pas du tout un compositeur théorique. J’écris le geste le plus à même de servir mon hypothèse. C’est important pour s’approcher du but. Par la suite, j’ai appris que Pierre-Laurent Aimard adorait le répertoire. Cela le rapproche d’autant plus de moi, car avant d’enseigner la composition, j’ai donné des cours d’analyse musicale. Cette idée qui me tient à cœur selon laquelle la musique du passé n’est pas niable, et qu’à charge de revanche elle ne soit pas utilisable pour nier l’avant-garde, mais simplement une source supplémentaire de richesse dans un monde qu’elle peut également irriguer, amena Pierre-Laurent Aimard à jouer beaucoup le répertoire classique, ces dernières années.

Pouvez-nous nous guider plus précisément dans l’une de ces pièces, Tangata Manu, qui fut l’inspiratrice du Concerto que nous entendrons ?

Péter Eötvös s'entretient avec Bertrand Bolognesi de la musique de Stroppa
© jean-françois leclercq

Elle appartient à l’axe des Miniature inspiré par les mythes ou objets de l’Île de Pâques. Tangata Manu est l’histoire de l’Homme-oiseau. Lors d’une compétition sportive, des athlètes représentant chaque clan de tribu doivent descendre une falaise, nager dans la mer, chercher un œuf qui vient d’être pondu par un oiseau précis, nager à nouveau, escalader la falaise et revenir au point de départ. Le premier arrivé est élu Homme-oiseau, soit Tangata Manu, et on l’adore comme un dieu pendant un an. Ma Miniature confronte toutes sortes de gestes autour du vol. On peut voler au-dessus du piano : on joue très vite et légèrement, comme un colibri, par exemple. On peut également volercomme un aigle : l’expression sera plus ample et tournera. On peut aussi essayer de voler, comme l’autruche : alors, la pièce sautille. Survient, de surcroît, un degré plus métaphorique : un vol au-dessus d’une œuvre de Luciano Berio, pour le soixante-dixième anniversaire duquel la pièce fut dédiée. J’ai considéré deux accords de Sinfonia et la mélodie initiale de Requies, en essayant de voler au-dessus. De temps à autre, des vues d’en haut de ces éléments sont présentes dans la pièce ; elles ne sont pas perceptibles de prime abord, mais dès qu’on en a la clé, on les perçoit facilement (ce n’est pas obscure mais simplement codé). Elles constituent la partie centrale de l’œuvre, plus chorale et harmonique, si l’on peut dire.

Vendredi soir, Pierre-Laurent Aimard, Péter Eötvös [photo précédente] et les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France donneront la première française d’Upon a Blade of Grass, votre concerto pour piano et orchestre, écrit en 1995 à partir de Tangata Manu et créé en août 1996 à Cleveland. Comment s’est faite cette extension de la Miniature au Concerto ?

Il y a deux rapports. Tout d’abord, la traduction de ces questions de vol. Parfois, le piano commence et donne le relais à l’orchestre qui poursuit le vol. Mais le vol peut être aussi la couleur sortant du piano. Elle sera recomposée, développée, révélée par des alliages instrumentaux qui lui donneront une structure rythmique, comme si l’on parvenait à saisir la durée du son, alors qu’une résonnance s’échappant d’un piano a sa durée propre et incontrôlable. D’autre part, on peut imaginer le piano dans une cage d’oiseau qui tournerait autour de l’orchestre, ou encore que le piano soit la terre ferme au-dessus de laquelle l’orchestre vole, etc. Il y a une quinzaine de vols dans cette partition.
Par ailleurs, il y a la question du souvenir. C’est une recherche sur les formes cognitives assez récente dans mon travail. Il m’intéresse beaucoup de développer un travail dont la forme ait deux dimensions, un recto et un verso. La face verso, c’est ce que l’on peut analyser sur la partition et à l’écoute, c’est-à-dire la version traditionnelle de la forme auditive ou visuelle. Le côté verso m’excite beaucoup plus : comment cet ensemble de choses sera profondément perçu – au-delà de l’expérience solfègique. Il s’agit de susciter des images mentales chez chaque auditeur qui les combinera au fil de l’écoute, ce qui revient à concevoir un parcours personnel qui n’existe pas objectivement dans la partition mais uniquement dans le dessein tracé par le spectateur. Lorsqu’on se penche sur la psychologie cognitive ou la neurologie, on aborde des techniques qui permettent de rendre une forme écrite plus ou moins intrigante à l’écoute. Avec ces phénomènes étranges qui n’existent que dans l’intimité de tout un chacun, je tâche de solliciter une dimension unique, personnelle et irremplaçable de cet aspect de l’œuvre, alors en devenir.

Le rapport entre Tangata Manu et Upon a Blade of Grass est un souvenir.
Qu’est-ce ce qui se passe lorsqu’on se souvient ? Prenons un exemple : vous venez de voir un film et vous le racontez à un ami. Soumis à phénomènes psychologiques aujourd’hui reconnus, votre narration ne suivra certainement pas la trame du film. Vous en rappelant bien le début et la fin, vous y ajouterez des éléments pertinents auxquels vous donnerez plus de relief. Mais le concept de pertinence demeure extrêmement subjectif. Pour l’un, ce sera tel visage, telle lumière pour un autre ou encore une situation cocasse. J’ai essayé d’appliquer cette observation dans le rapport entre la Miniature et le second mouvement du concerto. Voici mon hypothèse de départ : un auditeur ayant écouté la Miniatureen concert tente, une fois rentré chez lui, de la transcrire pour orchestre, c’est-à-dire en couleurs et selon ses propres critères de pertinence. Vendredi soir, on fera l’expérience en direct et en public : Pierre-Laurent Aimard jouera Tangata Manu au piano, l’orchestre fera ensuite son entrée avec un premier mouvement qui n’a pas grand’chose à voir avec cette pièce, si ce n’est quelques relations de matériau, puis le mouvement rapide sera le souvenir de la Miniature – avec une fin et un début assez proches, des moments pertinents que j’ai choisis et qui s’élargiront, se ralentiront, se raccourciront, s’accélèreront ou auront totalement disparu –, et enfin, nous sortirons de cette tentative d’écriture d’un possible souvenir pour découvrir une troisième section.

C’est le palpable et l’impalpable que vous vous proposez de travailler…

Exactement. En tant que compositeur, il me faut œuvrer sur le recto de la forme ; c’est mon côté face. Mais j’espère contrôler indirectement le verso. Heureusement, on distingue assez bien les éléments qui peuvent facilement construire des morphologies interne, des images mentales, et les éléments de contours et de fond qui ne délimitent pas de formes particulières. Regardez un ciel de nuages bas un jour d’hiver : il paraît uniformément gris, ce n’est qu’une sorte de fond ; à l’inverse, avec sa prolifération de nuages changeants le ciel orageux offre la possibilité d’une appréhension morphologique. Ce sont là des phénomènes connus que j’utilise, que je teste, définissant quelles sortes de choses peuvent fonctionner en sachant que, si l’on veut laisser à l’auditeur la liberté de prendre ce qu’il veut dans une écoute attentive, il faut que la musique propose plusieurs directions en même temps. Mon rôle est alors de doser quelles directions je privilégie, combien j’en privilégie, pour créer une riche ambigüité et non une sorte de cacophonie qui ne mènerait nulle part. Cette question délicate m’intéresse beaucoup et je l’expérimente dans plusieurs pièces. Ma phase d’apprentissage et de maîtrise des matériaux étant désormais conclue (les douze premières années de mon parcours de compositeur), il paraît naturel que je m’interroge sur la concomitance de ces matériaux au sein d’une grande forme, comme ce concerto qui dure une bonne demi-heure.

L’écriture d’un concerto implique-t-elle chez vous une réflexion sur l’action et la place de l’individu (soliste) dans la collectivité (orchestre) ?

rencontre du compositeur Marco Stroppa et du musicologue Bertrand Bolognesi
© marcostroppa.com

Absolument. Je trouverais pervers d’écrire un concertodans lequel le soliste ne serait pas assumé dans son rôle de soliste. Dans ce cas, c’est un autre objet qu’il ne faut pas dénommer concerto. Pour ce qui est ambigu, il y a des appellations comme symphonie concertante. Cela dit, dans Upon a Blade of Grass, le soliste n’est pas toujours le chef indiscuté et indiscutable. Ici, le chef est parfois l’orchestre. Il y a trois cadences, dont une pour l’orchestre. Le rôle du piano reste donc relativement souple. Il faut s’interroger sur le rôle d’un instrument sur lequel on pose la lumière et comment cette lumière, tout en s’orientant parfois ailleurs, en tournant, peut rester concentrée sur le soliste. À l’heure actuelle, j’ai écrit trois concerti. J’en écrirai d’autres, je pense. Chacun d’eux entretient un rapport profond avec un poème de Yeats. Chez ce poète, il y a toute une dimension ésotérique à laquelle il faut savoir s’initier.

What they undertook to do
They brought to pass ;
All things hang like a drop of dew
Upon a blade of grass [1]

Upon a Blade of Grass : voilà le titre. Ici, le piano est le brin d’herbe et les gouttes de rosée l’orchestre, traité avec la délicatesse évoquée par le poème.

Le dernier mouvement est dédié à Ken Saro Wiwa, écrivain ogoni engagé dans la défense de son peuple et celle de l’écologie du Delta du Niger contre les compagnies pétrolières. Il fut assassiné par le gouvernement nigérian, le 10 novembre 1995. Il apparaît ici, comme dans d’autres de vos œuvres, que vous vous inscriviez dans la tradition italienne de l’engagement politique de l’artiste, ou l’engagement humain, pour reprendre l’expression de Luigi Nono. Quelle incidence cette dédicace induit-elle sur le final de votre concerto ?

Il est évident qu’en écrivant in memoriam, le rôle social de la personne n’est pas forcément représenté dans l’œuvre. Il s’agit avant tout d’un rituel. Ce n’est pas uniquement parce que Ken Saro Wiwa est mort dans les circonstances que vous venez de dire que cette dédicace est nécessaire, mais aussi parce que personne n’a rien dit alors. Des écrivains, des journalistes, des artistes, des intellectuels assassinés par des régimes dictatoriaux, ce sont malheureusement des choses fréquentes. En général, les gens protestent, une conscience publique met au banc le régime coupable de ce crime, même si ce banc demeure parfois peu efficace. Mon projet de concerto prévoyait un mouvement lent et répétitif vis-à-vis du premier. Quand on a pendu Ken Saro Wiwa et que j’ai constaté l’absence de réaction à cet événement, je me suis dit qu’il fallait au moins que ce nom reste. D’ailleurs, en cet instant précis, par votre question, suscitée par cette dédicace, nous voilà conduits à réveiller le rôle que cet homme put avoir, ainsi que l’ensemble de relations de plus en plus complexes, critiques, difficiles et tendues entre le pouvoir, l’environnement et le domaine social : ainsi vos lecteurs s’interrogeront peut-être ! Ken Saro Wiwa n’était pas quelqu’un de systématiquement fâché avec tout le monde. Il n’était pas un contestataire acharné. C’était un grand homme de lettres. Sa dimension politique et poétique est présente dans ce final, à travers le rituel terrien d’une musique funèbre et le rituel extraterrien – n’étant pas religieux, je ne peux pas dire paradisiaque ou céleste – d’une musique plus subtilement travaillée que l’on n’associe pas habituellement à la fonction funèbre. Ces deux mondes se rejoignent. Voilà comment la dédicace transforma mon projet.

Il y a une dizaine d’années, Pierre-Laurent Aimard a créé Upon a Blade of Grass. Comment avez-vous travaillé cette œuvre avec lui ?

Je n’ai pas eu besoin de beaucoup travailler avec lui, en fait. Grâce à notre rencontre sur Traiettoria, je connaissais ce que, dans son immense talent, j’avais envie de solliciter. Parfois, je lui posais des questions – « Est-ce que l’on peut faire ça ? À quelle vitesse peut-on jouer tel passage ? », etc. – pour avoir une idée de la compatibilité du tempo que j’avais en tête avec une certaine gestique, par exemple. Dans cette page, il y a toujours un travail élaboré entre un geste qui s’organise autour d’un moment de coalition énergétique et un tempo rapide qui possède sa propre inertie musicale. Je travaille beaucoup avec des vitesses différentes. Les gens disent volontiers que la musique est l’art du temps. Pourtant, le plus souvent, les musiciens d’un orchestre jouent tous à la même vitesse. Pourquoi, par des moyens simples, ne pas donner l’impression de plusieurs strates temporelles qui évolueraient ensemble ? Ma réflexion n’est pas une nouveauté : Ligeti a beaucoup fait cela dans ses dernières œuvres et, plus loin de nous, l’Ars subtilior du Moyen Âge s’est attelé à ces préoccupations. C’est donc une chose musicalement connue mais relativement négligée au profit d’une pulsation primitive qui nécessiterait un raffinement. Mais la réalisation du tempo se mesure à des impossibilités gestiques. Si le geste est trop lent, vous accentuez chaque note et l’on perd l’ensemble qu’elles devraient former. Quand vous jouez plus vite, le rôle disparaît et le contour se révèle, mais si l’accélération est excessive, la perception de l’ensemble formé par les notes s’amenuise et l’ordre dans lequel elles sont jouées ne compte plus. Il me fallut donc finement doser ces paramètres pour préserver la perception de chaque note dans des limites temporelles respectueuses de l’ensemble. C’est principalement pour cela – la réalisation des morphologies que j’avais à l’esprit – que Pierre-Laurent Aimard m’a aidé.

Quelle approche de votre concerto avez-vous eu avec Péter Eötvös ?

J’ai travaillé deux fois avec lui. Je connaissais donc son talent, son charisme et sa précision, mais aussi ce qui, dans l’œuvre, irait de soi et les points sur lesquels j’aurais à intervenir pour me faire comprendre. Mon rôle aura été celui d’un aiguilleur d’attention pour lui indiquer où concentrer le plus son pouvoir de chef. Je crois que cette œuvre profite beaucoup de la tension provoquée pendant le concert. Il y a une tension d’écoute et de direction qui fait exploser le seuil dynamique : les pianissimi seront si peu audibles qu’ils obligeront les oreilles à s’approcher de phénomènes microscopiques, les fortissimi rempliront l’espace. Je sais que l’effet escompté sera au rendez-vous, car Péter Eötvös fait cela très bien.

À l’issue du concert, Presse Musicale Internationale (PMI) remettra à Péter Eötvös le Prix Antoine Livio 2006, une distinction qui « couronne une personnalité du monde musicale dont le travail incita la critique à reconsidérer une œuvre, un compositeur, une tradition ou une époque », je cite. Péter Eötvös vous semble-t-il répondre à cette définition ?

Par son parcours de compositeur et de chef, par son approche du théâtre, par sa relation particulière avec la tradition musicale hongroise – que j’ai eu la chance et le bonheur d’approcher pendant de nombreuses années d’enseignement en Hongrie –, Péter Eötvös se trouve parfaitement décrit par l’énoncé que vous venez de faire. Permettez-moi toutefois d’exprimer un regret : pourquoi décerne-t-on toujours ce genre de prix lorsqu’on en n’a plus besoin ? J’aurais trouvé génial qu’on le donne à Eötvös lorsqu’il avait trente ans. Quand on a cinquante, soixante, soixante-dix ans, on n’en a plus besoin. Certes, la reconnaissance fait plaisir. Mais au lieu de saluer une carrière visible, il serait tellement plus beau que les prix désignent les jeunes artistes avant que celle-ci se déploie.

Quels sont vos projets ?

Comme toujours, je travaille actuellement sur plusieurs chantiers.
Il y a le chantier Concerti : un Concerto pour violoncelle et orchestre sera bientôt donné par l’Orchestre Philharmonique de Radio France – c’est une ancienne commande de Radio France –, un Concerto pour piccolo et orchestre à cordes arrivera aussi, et certainement un Concerto pour cor de basset et… quelque chose, je ne sais pas encore quoi – ensemble, orchestre, ensemble spatialisé ; c’est à voir. Il y a le chantier Électronique de chambre : la prochaine œuvre, conçue pour un haut-parleur autour duquel se placera le saxophoniste, sera créée au Japon dans un an. Puis, le chantier Orchestre : je trouve le corps sonore de l’orchestre tout simplement fantastique ; lorsqu’il parvient à s’enflammer, il donne vie à une expérience sonore époustouflante qu’aucun autre moyen ne parviendra jamais à réaliser. Plus concrètement, l’Orchestre de Paris créera Ritratti senza volto en mai prochain, celui de la Radio de Cologne créera ensuite un Triple concerto pour accordéon, accordéon-ombre et quatre groupes orchestraux, celui de la Radio Bavaroise une page pour Chœur et orchestre sur des poèmes tardifs de Tagore, en 2009. Le quatrième chantier est une tentative de théâtre musical sur un livret inspiré d’un récit Arrigo Boito, Il Re Orso, que j’imagine pour quatre chanteurs, petit ensemble instrumental et électronique. Bien sûr, à l’Ircam je poursuis mes recherches sur le contrôle de la synthèse, des moyens qui nous permettent de réaliser des sons véritablement inouïs. Comme vous voyez, il me faut des journées de trente-cinq heures (rires) !

Notes

1
Les actions qu'ils entreprirent,
Ils les menèrent à terme ;
Toute chose est suspendues comme goutte de rosée
Sur brin d'herbe

Retrouvez les entretiens quotidiens entre Marco Stroppa et Bertrand Bolognesi, réalisés il y a deux ans à l'occasion de la Semaine que les Midis musicaux du Théâtre du Châtelet consacraient alors au compositeur : chroniques des 10 et 11 janvier 2005, 12 janvier midi, 12 janvier soir, 13 janvier et 14 janvier.