Chroniques

par bertrand bolognesi

semaine Marco Stroppa, 3

Théâtre du Châtelet, Paris
- 12 janvier 2005
le compositeur italien Marco Stroppa, invité du Théâtre du Châtelet (Paris)
© dr

Deux concerts, ce mercredi. À l'heure du déjeuner, nous retrouvons le compositeur Marco Stroppa pour un concert du Trio Modulations, ensemble formé de l'altiste Odile Auboin, du clarinettiste Alain Billard et d’Hideki Nagano au piano – trois solistes que nous entendons régulièrement au sein de l'Ensemble Intercontemporain. Pour commencer, ils nous emmènent dans l'univers concentré, parfois beau comme un désert, de Kurtág avec son Hommage à R. Sch., forçant l'écoute par une lecture à la limite du recueillement, définitivement ponctuée par un sourd coup de grosse caisse. La cohérence du programme du jour s'impose : on rencontrera Schumann en fin de parcours, avec Märchenerzählungen Op.132 donné dans une sonorité généreuse et une dynamique d'abord élégante qui, peu à peu, mène à la belle véhémence du dernier mouvement (Lebhaft, sehr markirt) où le pianiste s'engage presque violemment. Les contrastes sont plus marqués dans le deuxième, tandis que l'interprétation du suivant se caractérise par une tendresse irrésistible. Avant de prendre ainsi congé, Modulations donne en première française l'Hommage à Gy.K. de Stroppa avec lequel nous avons évoqué la Hongrie et la place qu'elle a prise dans sa vie de musicien.

« La Hongrie ? Une de mes grandes amours ! Parmi les grands musiciens du début du XXe siècle (Schönberg, Stravinsky, Debussy, Webern, Bartók, etc.), je me suis toujours senti intuitivement plus proche de Bartók que de Stravinsky et même de Schönberg. Parce que j'aime beaucoup la musique ethnologique, que je l'étudie, que je cherche un moyen de l'intégrer à ma façon – pas de l'emprunter – à travers l'écriture, ce que Bartók a réussi de façon remarquable. Il était chercheur et je suis chercheur. En informatique musicale, mais cela implique de même le risque de se laisser mettre en cause par ce que l'on va trouver. Car on cherche pour trouver quelque chose, ce n'est pas pour chercher ad vitam aeternam. Je suis allé pour la première fois en Hongrie en 1986, avant la fin du régime de János Kádár. J'ai enseigné au Festival Bartók de Szombathely pendant treize ans. Ainsi ai-je vécu la chute du mur en y allant chaque année, en voyant comment changeaient les choses, parfois pour le mieux, parfois pour le pire. Pendant ces années de renouveau du festival, il y avait Péter Eötvös, Kurtág, Ligeti, Miklós Perényi, Zoltán Kocsis, tous les grands intellectuels, musiciens, compositeurs, musicologues hongrois que j'eus la chance de rencontrer et dont je suivis les cours. J'étais ravi de pouvoir connaître ces descendants de Bartók, des gens qui l'ont connu ou des gens qui ont connu eux-mêmes des gens qui l'ont connu.

C'est un pays auquel je dois beaucoup. Il me fallait trouver une façon de dire merci. Je l'ai fait une première fois dans une œuvre, élet...fogytiglan, qui met en vis-à-vis le philosophe italien Ludovico Geymonat et le poète hongrois János Pilinszky. En Hongrie, il y a une poésie magnifique, servie par une langue hyper-rythmique. Lorsqu'un hongrois dit à la bonne vitesse les poèmes de Sándor Woeres, ils sonnent à notre oreille ignorante comme de véritables poèmes rythmiques, extrêmement musicaux. L'idée me vint d'écrire un trio en hommage à Kurtág qui fit un hommage à Schumann qui lui-même a pensé à Mozart… Il y a des éléments proches et cachés, que l'on n'entend pas vraiment, sauf si on les indique ; sinon, ils passent inaperçus parce qu'ils s'inscrivent dans un autre contexte. On y trouve aussi des symboles : à la fin de la pièce de Kurtág, la clarinette joue un coup de grosse caisse et chez moi le piano jouera plusieurs coups de cloches-plaques. Combien d'œuvres de Kurtág se réfèrent à la mort, ou sont dédiées à des amis décédés : la cloche est une métaphore évidente dans sa musique. Pour la première fois, j’écrivis une œuvre brève en plusieurs mouvements très courts, ce que j'ai réitéré avec Opus Nainileven [lire notre chronique du 10 janvier 2005], alors que j'ai habitude de me lancer dans des formes longues. J'ai également essayé une dynamique spatiale : on ne joue pas les trois instruments en même temps et on change de place entre eux. Si l'on intègre cet espace dans l'écriture musicale, si l'on travaille un peu la profondeur passant de l'alto vers le piano vers la clarinette qui est devant, on rencontre des choses qui méritent d'être creusées. C'est ma première expérience dans ce domaine. Cela me donne envie de prolonger la découverte. Un autre aspect, très kurtáguien celui-ci, était de redécouvrir les possibilités d'une tierce majeure – je n'ai jamais fait de la musique avec une tierce majeure ! C'était toujours avec des accords beaucoup plus compliqués, des accords-couleurs, des choses qui devenaient timbres, textures, etc. Là, j'ai imaginé de me limiter à une tierce majeure, de voir ce que j’arriverais à faire. L'inspiration de Kurtág et son exemple humain m'ont aidé à trouver une clé (réussie ou non) autour d'éléments musicaux simples qui, mis dans un certain contexte, deviennent, j'aime à le croire, fort intéressants. »

Le jeu de timbres entre la rondeur d'une note prolongée de la clarinette et l'oscillation mouillée du piano trouvent écho dans un motif mélismatique de l'alto, les deux acteurs mobiles viennent ensuite sonner leurs instruments dans la queue du grand crocodile. Le pianiste bouge à son tour pour pincer les cordes, puis la clarinette s'éteint dans des souffles allant decrescendo et laisse monologuer le piano, avant un long solo d'alto... Beaucoup d'invention dans cet Hommage qui se révèle discrètement tendu.

Sur le sujet Composer, ou la transmission d'une pensée sensible, le compositeur propose cet après-midi un atelier destiné à un public non spécialisé où seront abordés quelques aspects de Tangata Manu, une de ses miniatures pour piano, et d'une Invention à deux voix de Bach. De même invitera-t-il le public vendredi après-midi à un atelier pratique d'une heure et demie sur l'électronique de chambre, en compagnie du flûtiste Mario Caroli. Aujourd'hui, Marco Stroppa enseigne la musique informatique et la composition au CNSM de Paris, à l'Ircam et à la Musikhochschule de Stuttgart. C'est dire l'importance qu'il donne à la pédagogie.

« Je me suis toujours senti trilingue : compositeur, enseignant et chercheur. La pédagogie joue un rôle primordial dans mon travail. L'activité d'un compositeur étant plutôt solitaire, enseigner oblige à chercher un rapport, parfois une mise en cause avec les autres, que ce soit mes étudiants ou le public non spécialisé, comme ici. J'apprécie beaucoup de rencontrer, dans les concerts comme dans les ateliers, un public que je vois rarement dans les concerts de musique contemporaine. La pédagogie implique une transmission, non seulement d'une technique, mais aussi d'une pensée et, à travers celle-ci, d'une utopie, d'une exigence éthique et sociale, primordiale en ce moment. Je suis toujours prêt, si le temps me le permet, à rencontrer des personnes pour échanger des points de vue. Je crois aussi que tout compositeur devrait être capable de parler de son travail d'une façon simple et précise (en laissant de côté les formules qu'il utilise lors de son travail concret), sans n'être ni métaphorique ni banal, car ce serait un manque de respect vis-à-vis de celui auquel il s'adresse. Personne ne peut être traité banalement ».

BB