Chroniques

par bertrand bolognesi

Lady Sarashina
opéra de Péter Eötvös

Opéra national de Lyon
- 11 mars 2008
© bertrand stofleth

À employer le mot rituel l’on éclaircira une dimension essentielle – le théâtre, si l’on veut – de l’œuvre de Péter Eötvös. Parlant opéras, les destins des Trois sœurs (d’après Tchekhov) s’accomplissent au fur et à mesure d’un troublant rituel psychologique où la fosse est la surface révélée d’un inconscient orchestral ou orchestré que le compositeur situe de l’autre coté du plateau. Le Balcon (d’après Genet) nous emporte dans la grisante automutilation d’un rituel socio-sexuel dont les emblèmes induisent une fascinante hybridation stylistique. Angels in America (d’après Kushner) joue avec les mythes de rassurement de l’agonie, ouverts vers un au-delà dont l’ouvrage sait rire sans en nier l’impalpable songe.

Ces rituels convoquent, comme en témoignent – et c’est un phénomène unique dans l’histoire de l’opéra de l’après-guerre – les déjà nombreuses réalisations qu’on put en voir ici et là. Créé à Lyon en 1998 dans la mise en scène d’Ushio Amagatsu, Trois sœurs fera vite l’objet de nouvelles productions qui tournèront toutes dans plusieurs villes (Inge Levant à Düsseldorf et Stanislas Nordey à Utrecht en 1999, István Szabó à Budapest et Gerd Heinz à Freiburg en 2000, etc.), de même que Le Balcon (Nordey à Aix-en-Provence en 2002, Jean-Marc Forêt à Besançon en 2005) et Angels in America (Philippe Calvario à Paris en 2004, Benedikt von Peter à Hambourg en 2005, Steven Maler à Boston en 2006, David Gately à Fort Worth en juin 2008).

« Ce fut mon séjour de six mois au Japon qui devait marquer le plus profondément ma conception de la vie », confie Eötvös. De fait, dans son œuvre se distingue un premier ouvrage lyrique (répertorié comme tel par le compositeur) d’inspiration japonaise : Harakiri, sur un texte d’István Bálint, créé à Bonn en 1973 [lire notre chronique du 9 juin 2006]. En 1998, il se penche sur As I crossed a Bridge of Dreams, traduction anglaise d’Ivan Morris du Sarashina Nikki, journal d’une femme du XIe siècle, un classique de la littérature ancienne du Japon, qui lui inspire une pièce portant le titre anglais (créée à Donaueschingen en 1999). Sarashina n’est pas le nom de l’écrivain mais celui d’une région où elle se rendit et dont elle narre le voyage qui l’y mena dans son second journal intime. De l’auteure, on sait qu’elle était la fille de Fujiwara no Takasue, un gouverneur de province. Eötvös et son librettiste Mari Mezei donnent à l’héroïne le nom d’une région, l’on pourrait aussi bien dire le nom d’un voyage. Lady Sarashina, que créé l’Opéra national de Lyon, est une sorte d’extension, de développement, de cette page d’il y a dix ans.

Dans un décor (Natsuyuki Nakanishi) sobrement constitué de quatre tatamis et de deux arceaux de métal qui peu à peu se rejoindront pour s’éloigner de même, dessinant le temps de la représentation qu’ils scellent en son centre par la figuration d’une pleine lune ciselée par leur vide, Ushio Amagatsu fait évoluer quatre officiants en costumes gigognes (Masatomo Ota) dans l’histoire évoquée d’une jeune femme arrachée à ses parents par l’exigence intime de son karma.Entre souvenirs, rêves et présages, comme au fil de ses propres poèmes que cite le récit, c’est un destin qui s’accomplit sous nos yeux sans que l’héroïne, passive, veuille s’en rendre compte. Passive, vraiment ? Non, car contempler et écrire – rompant ainsi la frontière habituellement dressée entre souvenirs, rêves, présages et instant présent (Marguerite Duras ne dira-t-elle pas que pour écrire il faut ne pas vivre ?) – n’est rien de passif. Après l’espoir d’un amour projeté mais non vécu, un amour né sans doute de sa seule volonté de tomber amoureuse dans le soupçon inconscient que cet amour soit précisément irréalisable, Lady Sarashina s’aperçoit que tout est fini après que se fût accomplie cette finitude constatable par tous sauf elle, perdue qu’elle était dans « le charme de chaque chose ». Alors, la distance pourra souverainement calligraphier un « il n’y a plus rien à raconter » dont la profonde tristesse abolit la précieuse diaphanéité de quatre-vingt minutes impalpables. La promenade d’un ultime rayon de pâle lumière sur la scène et dans la salle est cet espoir avorté qui disparaît dans un long postlude.

Dépassionnant le récit dès l’abord par le recours aux micros pour les répliques, Péter Eötvös s’ingénie à caractériser d’un détail les quelques quinze personnages qu’incarnent trois chanteurs. Ayant depuis longtemps exploré les possibilités expressives de la voix humaine à travers un catalogue conséquent, il invite à contrefaire un timbre, à souligner une couleur, à accentuer l’impact, jusqu’à démultiplier les voix. Si l’agile soprano Ilse Eerens accroche bien haut trois incarnations, si le mezzo-soprano chaleureusement timbré Salomé Kammer se prête à cinq autres et si la belle présence du baryton Peter Bording en traverse sept, le chant souple à l’inflexion élégante de Mireille Delunsch est Lady Sarashina, narratrice et unique ancrage de la dramaturgie de celle qui regarde ces fantoches courir sous le dessin du pinceau.

Après l’énigme initiale d’une sonorité finement cristalline (littéralité du « Quand le tintement de la cloche du Temple… » du livret), un orchestre d’une quarantaine d’instrumentistes – dont certains exilés par la partition dans le public qu’ils consternent [cf. étymologie] dans l’aventure alors rendue intime du soutient discret du plateau – jalonne de délicatesses chaque paysage, chaque rêve, d’une poésie parfois plus tragique qu’il n’y paraît, comme cette danse du chat brûlé vif qui ferme la sixième scène. Au pupitre, le compositeur conduit la cérémonie, de l’émerveillement de Printemps à l’amertume de Destin.

Prenant naturellement sa place dans le Festival Nô proposé par l’Opéra national de Lyon du 4 au 16 mars – avec Celui qui dit oui, celui qui dit non de Kurt Weill [lire notre chronique du 19 janvier], Curlew river de Benjamin Britten et Hanjo de Toshio Hosokawa [lire notre chronique du 25 juillet 2004] –, Lady Sarashina croise également la biennale lyonnaise Musique en scène qui met à l’honneur Péter Eötvös (jusqu’au 20 mars), avant que son sixième ouvrage lyrique soit créé au festival de Glyndebourne, le 10 août prochain : Love and others Demonds d’après Del amor y otros demonios de Gabriel García Márquez. Signalons au passage qu’Aspect des musiques d’aujourd’hui, le printemps caennais de la contemporaine, fêtera le compositeur hongrois en 2009.

BB