Chroniques

par bertrand bolognesi

création française de Sirens’ Song de Péter Eötvös
deux concerti de Prokofiev par Jean-Efflam Bavouzet

Marko Letonja dirige l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Palais de la musique et des congrès, Strasbourg
- 9 mars 2022
Jean-Efflam Bavouzet, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja
© nicolas roses

À peine moins d’un an après sa première mondiale par le Pannon Filharmonikusok (Orchestre Philharmonique Pannon de Pécs), sous la battue du compositeur, Sirens’ Song (2020) de Péter Eötvös gagne la scène du Palais de la musique et des congrès où Marko Letonja, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg (OPS), mène sa création française. Commande conjointe de la formation hongroise précitée [lire notre chronique du 4 mars 2011], du Stavanger Symfoniorkester, Gürzenich-Orchester de Cologne, du Sinfonieorchester de Bâle et de l’OPS, l’œuvre revisite Homère, Joyce et Kafka, à l’instar du second quatuor à cordes, The Sirens Cycle, qui fait appel à un soprano [lire notre chronique du 12 octobre 2016]. Plutôt que la voix humaine, le violon est sollicité, au fil de ces petits accents français du premier quatuor à cordes, Correspondance, trois scènes imaginées il y a trois décennies à partir des lettres échangées entre Wolfgang Amadeus Mozart installé à Paris à l’âge de vingt-deux ans et Leopold, son père resté à Salzbourg [lire notre chronique du 3 août 2016]. L’affectueuse moquerie sonore de notre bavardage idiomatique est érigée en motif qui contamine l’orchestre, s’y distribue dans les pupitres, palilalie obstinée puis fragmentée, donnant naissance à une pédale flottante ainsi qu’on le peut dire d’un bois sur l’eau. Cette surface délicate d’alors laisser échapper les appels incomparablement souples des trombones et des cors. Un lent effondrement s’ensuit, comme dans la recherche du motif liminaire – paradis perdu ?... Celui du charme, donc de l’éberlument du désir qui, à s’enquérir de le retrouver, s’en trouve réactivé. Ainsi ce sifflement, proche de celui de Trois sœurs, hante-t-il la pièce. Après un passage rythmique, quasi Aufforderung zum tanz, s’élève une brume secrète. Une partie fort douce et dolente est conduite par deux flûtes. Le matériau principal revient encore, réminiscence envoûtante déposée sur le chuchotis flouté des cordes. La fascinante subtilité d’écriture d’Eötvös s’impose en toute simplicité [lire notre critique du récent livre de Pedro Amaral, Parlando rubato].

La soirée se poursuit avec deux concerti de Sergueï Prokofiev, sous les doigts de Jean-Efflam Bavouzet, formidablement inspiré [lire nos chroniques du 7 avril 2011, des 19 mai et 16 juin 2013, du 3 décembre 2014] ! Créé à Moscou à l’été 1912, le Concerto en ré bémol majeur Op.10 n°1 est celui d’un surdoué de vingt ans. Son exécution requiert une agilité sans faille et une concentration absolue. À une conception sculpturale de la sonorité de l’orchestre, dès le premier Allegro, répond ici la ciselure confondante de la partie soliste dont la palette expressive fort cultivée s’appuie sur une précision rigoureuse des natures de frappe, clavier parcouru avec l’improbable habileté d’un chat taquin. Passé la soie inouïe des cordes strasbourgeoises dans l’Andante assai, élégamment respiré, le piano s’accompagne lui-même, pour ainsi dire, dans la cadenza proprement orchestrale de l’Allegro scherzando. Pour finir, le retour épique du thème d’entrée, lyrique à souhait, s’agrémente de la scansion de l’harmonie par un piano en volée de cloches. Quelle virtuosité ! Après l’entracte, c’est au Concerto en sol bémol majeur Op.55 n°5 (1932) d’imposer ses géniaux caprices, avec ses premier, deuxième et troisième mouvements brefs (Allegro con brio, Moderato ben accentuato, Allegro con fuoco) qui en constituent le premier chapitre, traversé de fulgurances fantasques modifiant sans cesse et radicalement le climat. La légèreté du jeu pianistique est confondante dans la Toccata, cependant au cordeau. À l’élégie tendrement phrasée du Larghetto succède un Vivo qui laisse pantois. Bavouzet jamais ne joue aux côtés des musiciens de l’OPS mais toujours avec eux, tel un chambriste de haut vol. Dans une forme olympique, il remercie l’enthousiasme du public par un bis de taille : L’Isle joyeuse (Debussy) dont la côte follette et l’écume sont aujourd’hui très nettement dessinées, sans noyade.

La fin du programme demeure dans les confins – Prokofiev naquit à Sontsivka, alors situé dans ceux de l’empire russe, cette région du sud-est de l’Ukraine qui souffre brutalement depuis près de deux semaines ; Béla Bartók vint au monde à Nagyszentmiklós (aujourd’hui Sânnicolau Mare, en Roumanie), situé à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Szeged, alors sous domination autrichienne – avec la suite d’orchestre tirée du ballet A csodálatos mandarin (Le mandarin merveilleux, 1919), créée en 1928. À quiconque en douterait encore à ce moment du concert, il est désormais plus qu’évident que Letonja retrouve pleinement l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg dont il fut le directeur artistique entre 2012 et 2021 [lire notre entretien]. Favorisant un départ plutôt clair, à la manière d’un Boulez, le chef slovène déchaîne bientôt une puissance mafflue, au service de la dramaturgie. On apprécie particulièrement les traits de la clarinette solo, tenue par Jérémy Oberdorf, et le pupitre des clarinettes en général – Stéphanie Corre et Jérôme Salier, ce dernier également à la clarinette basse. Avant de quitter l’Alsace pour Monte-Carlo où il donnera le même menu dans le cadre du Printemps des arts, vendredi, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg et Marko Letonja offrent encore HYMN–2001 de Valentin Silvestrov, prière pour la paix, sans tralala ni théâtre. Merci.

BB