Chroniques

par bertrand bolognesi

Der Vampyr | Le vampire
opéra d’Heinrich Marschner

Opéra des Nations / Grand Théâtre (saison hors les murs), Genève
- 19 novembre 2016
Tómas Tómasson est Lord Ruthven du Vampire de Marschner à Genève
© magali dougados | gtg

Grâce à l’initiative du Grand Théâtre de Genève et de la Komische Oper de Berlin, c’est un autre ouvrage d’Heinrich Marschner (1795-1861) qu’on aborde à la scène, par-delà sa connaissance discographique, après Hans Heiling. Ce dernier, montrant le destin contrarié d’un fils de la Reine des Esprits de la Terre, dont on appréciait les tribulations il y a déjà quelques années à Strasbourg [lire notre chronique du 8 mars 2004], affirmae en 1832 une verve fantastique héritée du Freischütz (1821) de Weber (dont le compositeur fut l’assistant) où s’aventure Der Vampyr dès 1828.

Pourtant, ce romantisme qui, jusqu’en ses thèmes les plus noirs, interroge fébrilement l’humain dans une sorte d’effondrement des Lumières, n’intéresse guère les maîtres d’œuvre de la présente production. La souffrance du maudit, la disponibilité d’un père au sentiment sincère de sa fille, et bien d’autres aspects de l’œuvre ne font pas la priorité du scénographe Matthias Koch et du metteur en scène Antú João Romero Nunes. Des deux actes conçus par le comédien Wilhelm Wohlbrück (1795-1848) à partir du récit de John Polidori, The Vampyre (1819), et du drame d’Heinrich Ritter, Der Vampyr oder Die Totenbraut (1822), ils ont gardé environ 62%.

Jouée d’un seul tenant, cette radicale contraction (de quelques cent trente minutes en à peine quatre-vingt) offre inconvénients et avantages. D’un point de vue strictement technique, économie est faite de beaucoup de chanteurs, la distribution étant réduite à six rôles – voilà qui n’est pas négligeable en des temps où toute dépense culturelle se trouve sujet à caution, voire drument rossée. En termes de timing, elle permet de ne pas interrompre l’action par quelque entracte ; du coup, l’impact d’une option Grand Guignol assumée, voire courageusement revendiquée, est d’autant plus affermi. Enfin, à la faveur de la suppression d’inévitables redites, les audaces de la partition se révèlent clairement. En revanche, cet appauvrissement de la dramaturgie entrave la nuance et réduit l’œuvre à un divertissement non dépourvu d’attraits dont le défoulatoire déferlement peut tour à tour laisser de marbre, exaspérer, inviter un singulier lâcher-prise et même l’éclat de rire sans pour autant s’inscrire dans une impression durable.

Cette remarque n’est pas d’un puriste offusqué : ce moment tsantza n’est pas désagréable, le prétendre serait mentir, et les discrètes coutures d’une musique additionnelle (Johannes Hofmann), pour recoller les fragments, ne choquent pas. Seulement la cordiale simplification qu’il s’autorise de l’argument fait l’impasse de caractères ratatinés en clichés aussi vides que reconnaissables. Mais c’est exactement ça, le propos, s’exclameront les plus enthousiastes ! Les oripeaux de l’épouvante sont tous de la fête : sang, chauve-souris, dévoration, viol, morts-vivants, cercueil, scalp, érotisme, cris d’horreur, hache, lividité, griffes, pieux et même araignée de caoutchouc… – un déluge d’accessoires dans un cabinet de prestidigitation. Entrevoit-on le châtiment qui s’est abattu sur Lord Ruthven ? De quoi se rendit-il coupable pour être condamné, au service des zombis, à saigner trois vierges avant le lever du jour ? N’est-ce pas faire fausse route que de croire en ses allures de seigneur alors qu’il est un esclave ? Enfin, occulter le dénouement heureux, c’est refuser l’opéra, ni plus ni moins, au profit de la franche rigolade provoquée par l’improbable abomination généralisée. Antú João Romero Nunes garantit donc que les vampires n’existent pas ; c’est gentil, il faut lui en être reconnaissant… mais qu’en est-il de la fonction critico-narrative des zombis, peuple solidaire qui sans chamaillerie partage ses goinfrades, à l’opposé d’hommes toujours prêts à s’entretuer ? Qu’en est-il du vampirisme comme contamination ? Ruthven n’est-il pas le porteur sain et malheureusement conscient d’un virus incurable qu’il communique sous la contrainte ? Attention : le zombi qui sommeille en nous pourrait se contenter d’une lecture si approximative.

Six rôles, disions-nous.
Le ténor texan Chad Shelton [lire nos chroniques du 17 octobre 2015 et du 7 octobre 2014] livre un Edgar percutant, quoiqu’assez peu nuancé. Les rodomontades belcantistes de Malwina glougloutent joliment dans le gosier de Laura Claycomb [lire nos chroniques du 5 mars 2008 et du 11 novembre 2005]. Le grave puissant de Jens Larsen fait bel effet en Davenaut [lire notre chronique du 12 décembre 2015] et le ténor croate Ivan Turšić convient parfaitement au rôle de Dibdin. Deux voix triomphent haut la main. D’abord quelque peu instable, le baryton islandais Tómas Tómasson, décidément abonné aux ouvrages rares (à quelques exceptions près), accuse une relative fatigue bientôt surmontée ; son incarnation du rôle-titre est idéale, la prestation musicale se rehaussant d’un physique qui impressionne, comme il se doit [lire nos chroniques du 31 mai 2016, du 24 mars 2009, du 27 juin 2006 et du 17 avril 2004]. Enfin, applaudissons chaleureusement l’excellent mezzo-soprano hollandais Maria Fiselier, Emmy au chant soigneusement déployé, au timbre envoûtant, dont la ballade (prémisses de celle de la wagnérienne Senta) demeurera longtemps en l’oreille.

Les artistes du Chœur du Grand Théâtre de Genève, toujours si vaillamment préparés par Alan Woodbridge, ne sont pas en reste. Ils affichent une santé qui dément leur raideur post-mortem et la vêture évocatrice d’une putréfaction suspendue – un des problèmes de notre société dont les corps, à force d’ingurgiter des conservateurs en se nourrissant, ne se décomposent plus (« …durer plus longtemps morts » ironiserait Apollinaire). À la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande également en bonne forme, Ira Levin signe une interprétation en adéquation avec la mise en scène (précautionneusement indiquée d’après Heinrich Marschner), ne dédaignant pas d’y participer, au besoin.

BB