Chroniques

par irma foletti

La voix humaine – Point d’orgue
opéras de Francis Poulenc et de Thierry Escaich

Opéra de Saint-Étienne
- 4 mars 2022
reprise de "Point d’orgue" de Thierry Escaich à l’Opéra de Saint-Étienne
© cyrille cauvet | opéra de saint-étienne

Créée au Théâtre des Champs-Élysées en mars 2021, mais distribuée en streaming pour cause de Covid-19, c’est la deuxième fois, après Bordeaux, que la double affiche Poulenc-Escaich est proposée au public. La distribution stéphanoise annoncée a subi quelques modifications, d’abord avec le remplacement de Patrizia Ciofi par Camille Poul en Elle des deux opus. La voix humaine révèle une voix charnue de soprano, musicale et appliquée sur la prononciation du texte de Jean Cocteau [lire nos chroniques de Don Quichotte chez la Duchesse, Serse, Die Zauberflöte et d’En silence]. Dans la mise en scène d’Olivier Py, reprise à Saint-Étienne avec la collaboration de Daniel Izzo, c’est, comme souvent avec ce tandem, le dispositif scénique de Pierre-André Weitz qui en impose. À mi-hauteur d’une façade de briques noires est nichée une chambre, en noir (cloisons latérales, boiseries, lit et matelas) et rouge (tissu tendu, rideaux). La femme ne colle pas de combiné téléphonique à son oreille mais s’adresse à un ordinateur portable, ce qui rend sans doute moins distante sa relation à la voix de l’amant. Préfigurant Point d’orgue, son interlocuteur passe silencieusement dans la rue, en contrebas, d’abord seul et ensuite accompagné par L’Autre.

Cette configuration de la soliste en hauteur ne favorise toutefois pas la perception du chant qui a tendance à se faire graduellement couvrir dès que l’orchestre élève les décibels. D’une extrême précision, rythmique en particulier, la direction musicale de Giuseppe Grazioli n’est pas en cause et transmet toutes les beautés de la partition de Poulenc, ses surprises, ses fulgurances, ses délicieuses mélodies qui rappellent Dialogues des Carmélites.

Au-dessus du lit est accroché en bonne place le tableau Ophelia (1852) du peintre anglais John Everett Millais. Elle s’en saisit et paraît sujette à une certaine fascination de la noyade de l’héroïne shakespearienne, mimant sa position allongée. Mais le clou du spectacle est la mise en rotation de la chambre qui se retrouve à la verticale, baignée dans une lumière rouge. La pièce poursuit son mouvement, le lustre se dresse au sol et Elle s’adresse à son chéri en se tournant vers l’ordinateur dès lors au plafond. Après un tour complet, c’est un gros chien qui entre sur scène, celui évoqué par la pièce originale, puis à nouveau l’amant, accompagné. Pour terminer, Elle sort de la chambre – on goûte cette fois une acoustique plus volumineuse – et finit par s’asseoir tristement au pied d’un lampadaire.

Après l’entracte, les trois protagonistes s’expriment dans le deuxième titre lyrique de Thierry Escaich, après Claude créé à Lyon [lire notre chronique du 27 mars 2013], et deux mois avant le prochain Shirine dans la même maison. Pour l’heure, Point d’orgue fait intervenir à peu près équitablement les deux rôles masculins de Lui et L’Autre, tandis qu’Elle est moins sollicitée, en fin d’ouvrage. Si la musique intéresse constamment et séduit l’oreille, dans une grande variété d’écriture et facile d’écoute, il n’en va pas exactement de même du livret d’Olivier Py. Dans la même chambre que précédemment, encadrée à présent d’un corridor et d’une salle de bain, nous découvrons un couple homosexuel dont L’Autre prend un plaisir avoué à menacer, torturer son partenaire, Lui. Question de goût, certainement, mais on décroche rapidement de ce texte placé entre grandiloquence, provocation sadomasochiste et La cage aux folles en version méchante lorsque L’Autre écrit CON au rouge à lèvres sur le front de Lui, puis lui enfile un peignoir rose. On ne croit pas vraiment aux annonces de fin du monde (« Dieu est un grand salaud… »), ni à celles, plus provocantes (« j’ai soif d’être avili, dégradé, humilié » ou « le bonheur de souffrir, c’est de la dynamite »), tandis qu’on n’est même pas sûr des rarissimes traits d’humour (« j’entends le corbeau qui crie chaos, chaos, chaos »).

Les interprètes assurent une belle performance en termes d’engagement et de jeu. La rotation de la chambre reprend de plus belle, parfois accompagnée du grand brillant des cuivres, l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire s’épanouissant à nouveau sous la baguette compétente de Grazioli [lire nos chroniques de Roméo et Juliette, Il barbiere di Siviglia, Orphée et Eurydice, Semiramide, Don Giovanni et Madama Butterfly]. Mais les qualités vocales des deux chanteurs s’avèrent insuffisantes pour faire oublier les faiblesses du livret. La voix du baryton Lionel Peintre (Lui), que l’on entend régulièrement dans des emplois de caractère, sonne ici trop claire et la partie grave est limitée en étoffe et en puissance [lire nos chroniques d’Entre chien et loup, Les aventures du roi Pausole, Avis de tempête, Moscou Quartier des cerises, L’autre côté, La poule noire, Massacre, Les Boulingrin, La Princesse de Trébizonde, Aliados, Giordano Bruno, Je suis un homme ridicule, Kein Licht et Thinking Things]. Outre son accent, le ténor de Peter Tantsits (L’Autre) monte jusqu’à des notes follement suraigües, certes, mais l’instrument se resserre dans le registre normal de cette tessiture [lire nos chroniques de Tosca, Canti di vita e d'amore, Die Soldaten (Vokalsinfonie für 6 Gesangs-Solisten und Orchester), Oberst Chabert et Les bienveillantes].

On apprécie cependant pleinement les quinze dernières minutes, à partir de la venue d’Elle, pour demander à Lui de choisir entre Elle et L’Autre, celui-ci émettant l’hypothèse qu’Elle est enceinte. La grandiloquence se calme d’un coup pour se concentrer sur des émotions plus simples, pendant que des rangées de néons blancs montent et descendent en fond de plateau. Mais Lui semble avoir perdu la raison, ne reconnaît pas son ex-amante de la Voix humaine et choisit de rester avec L’Autre, sa propriété plus précisément. Tout du long, la musique reste en situation avec ce qui se déroule sur scène, en évitant de décrire l’action de manière redondante.

IF