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Chroniques
Kein Licht.
Thinkspiel de Philippe Manoury
Inspiré par la prose d’Elfriede Jelinek, Kein Licht. fut créé par la Ruhrtriennale, le 25 août dernier. Ses trois parties évoquent plusieurs étapes du désastre nucléaire de Fukushima, en mars 2011, soient la catastrophe elle-même (plus de lumière, hurlements à la mort, etc.), puis une réflexion sur l’avenir de l’énergie atomique, comme atout pacifique ou puissance belliqueuse. Acteurs, chanteurs, musiciens, et musique électronique en temps réel dynamisent un Thinkspiel (jeu de la pensée / pensée en jeu) sans personnages véritables… exceptée l’innocente chienne Cheeky, peut-être. Par ce néologisme qu’il forge, Philippe Manoury « renvoie surtout au jeu entendu comme association et action combinée de la recherche expérimentale, de la pensée conceptuelle et du langageartistique ».
Issu d’une collaboration avec le metteur en scène Nicolas Stemann, ce projet aux multiples producteurs vise la nouveauté. En particulier, il souhaite s’imposer comme véritable répertoire, ce que n’aurait pas réussi le théâtre musical des années soixante – soutient Manoury –, de par ses faiblesses (musiciens inaptes à jouer la comédie, forme simplifiée à l’excès, etc.). Si l’on pense à des spectacles signés Nono ou Pousseur dans ces années-là – Al gran sole carico d’amore, Intolleranza 1960, Votre Faust –, on peut juger le Français bien sévère avec les inventeurs de ce qu’il propose aujourd’hui. Ou prétentieux, car ce ne sont pas trois écrans vidéo (Claudia Lehmann) et plusieurs allées-venues dans la salle – dont raffole l’opéra baroque –, qui vont faire visage de révolution…
Qui dit pensée dit mots. Caroline Peters et Niels Bormann en échangent de nombreux – le livret compte soixante pages ; quelques perles littéraires et bulles d’humour noyées par un flux de platitudes. Avec une distanciation qui envahit les décors de Katrin Nottrodt, réalisés par les ateliers de l’Opéra national du Rhin, et les costumes de Marysol del Castillo, le public est parfois interpellé sur son acceptation passive de l’atome. On retrouve-là un Manoury moraliste qui déjà, dans ce même théâtre, donnait la leçon avec La nuit de Gutemberg [lire notre chronique du 24 septembre 2011]. « Le texte est obscur. Mais la réalité l’est tout autant », annonce-t-il en personne, dans son premier interlude, en bord de scène.
Heureusement, portées par un trio féminin équilibré les interventions lyriques séduisent davantage : Sarah Maria Sun (soprano), Olivia Vermeulen (mezzo) et Christina Daletska (contralto). À ces femmes incarnant esprits des morts et figures endeuillées, émouvantes isolément comme en groupe, s’ajoute le baryton Lionel Peintre, un pilier solide de la création [lire nos chroniques du 19 avril 2016 et 17 mars 2015]. En fond de scène, Julien Leroy et United Instruments of Lucilin livrent une partition discrètement colorée, délicate et aérée qui ne s’emporte jamais avec violence. Quelques solistes s’en échappent (trompette, violon, alto). Enfin, par sa souplesse d’utilisation, l’électronique permet à la musique « d’épouser le temps du théâtre » : celui de la liberté.
LB