Chroniques

par isabelle stibbe

La poule noire – Rayon des soieries
opérettes de Manuel Rosenthal

Opéra-Théâtre d'Avignon et des Pays de Vaucluse
- 2 décembre 2006
La poule noire et Rayon des soieries, deux opérettes de Manuel Rosenthal
© cédric delestrade | acm-studio

Saviez-vous qu'au septième étage des Galeries Lafayette restent les vestiges d'un escalier de scène ? C'est que dans les années vingt, un théâtre y fut construit, dont les travaux durent s'arrêter en raison du krach boursier. Un vrai théâtre, avec scène, orchestre et public (de clients), et même des œuvres musicales commandées tout spécialement par et pour le grand magasin. Telle est l'origine de ce Rayon des soieries de Manuel Rosenthal, opérette satirique en un acte sur un livret de Nino créée en 1930, que l'Opéra d'Avignon donne à entendre à la suite d'une autre de ses œuvres méconnues, La Poule noire, créée en 1937 à l'occasion de l'Exposition Universelle à Paris, ici mises en scène par Mireille Laroche.

Dans les deux cas, l'intrigue est assez mince. Dans La Poule noire, Constance la bien nommée est une jeune veuve qui pleure depuis trois ans la mort de son mari Léon. Robe de crêpe noire, murs lambrissés de noir, piano laqué noir : dans la maison du défunt mari les fenêtres sont fermées et la joie interdite. Arrive le jeune Berbiqui qui, malgré bouquets de fleurs en pagaille, lettres enflammées et innombrables demandes en mariage, n'arrive pas à se faire introduire chez Constance. Sur les conseils de son père, il décide de changer de stratégie : pour plaire à la belle, il devient romantique. Costume sombre assorti à sa mine, lamentations sans fin, il invoque, sous le nom de Fidelio, la « détresse effroyable et la sombre fatalité ». Se sentant comprise, la veuve semble conquise. C'est alors qu'on découvre dans un tiroir secret une lettre du feu mari. Coup de théâtre : Léon trompait Constance. Apprenant la trahison, celle-ci est mûre pour s'envoler à Saragosse avec son nouvel amant.

Moins bourgeois, Rayon des soieries met en scène les petits employés d'un grand magasin parisien. Au rayon des soieries, la jeune vendeuse Colette ne veut plus, faute d'argent, se marier avec Gaston. Le pauvre amant n'est pas au bout de ses peines : sous prétexte qu'il est mauvais vendeur, il se fait renvoyer. Il peut rester s'il le souhaite, mais n'aura droit qu'à 2% de commission pour toute rétribution. Survient alors la Reine des Iles. Son arrivée est prétexte à une débauche de couleurs et de musiques orientalisantes. Séduite par le malheureux vendeur, elle achète tout le rayon. En récompense, Gaston se voit offrir par le magasin le triple de son salaire, mais il décide de partir pour les tropiques, au grand regret de Colette qui revient sur sa position. Beau joueur, il lui pardonne et consent à l'épouser. Tout est bien qui finit bien.

Deux livrets un peu tirés par les cheveux, donc, mais complètement marqués par leur époque : les années trente. Dans la forme d'abord, avec des influencesjazzy ou celles de compositeurs comme Chabrier – à cet égard, Rayon des soieries est peut-être plus subtil dans son orchestration mais moins intéressant d'un point de vue dramatique que La Poule noire. Dans le choix des thèmes surtout, avec une satire très parisienne de la bourgeoisie. Les femmes sont coquettes, les hommes intrigants, les reines dépensières, les propriétaires cupides. Et c'est ce qui fait de ces deux opérettes le véritable intérêt : l'histoire d'une société au sortir de la crise de 1929 avec le pressentiment, déjà, de ce que sera le consumérisme effréné.

Dans ce théâtre de boulevard chanté, mené tambour battant par Dominique Trottein à la tête de l'Orchestre Lyrique de Région Avignon-Provence, la distribution se distingue par ses qualités de jeu. On remarque notamment Lionel Peintre, scéniquement aussi à l'aise en père de Constance qu'en monsieur Loyal du grand magasin. Sarah Vaysset en Constance est parfois à court de souffle dans les longues phrases, mais possède de réelles qualités d'articulation et d'interprétation, tout comme son partenaire Pierre Espiaut (Berbiqui), très drôle dans son air tragi-comique Oïe oïe oïe ! ma femme est morte. La soubrette Sophie Haudebourg, qui chante également Colette dans Rayon des soieries, est ravissante avec son jeu mobile et sa silhouette à la Audrey Tautou ; la voix est parfois un peu acide dans les aigus, mais ne manque pas de charme. Enfin, Marc Mauillon (Gaston) possède une voix saine et une émission claire. Au total, ces chanteurs, jeunes pour la plupart, chantent l'opérette sans complexe… et ils ont bien raison.

IS