Chroniques

par katy oberlé

La Juive
opéra de Fromental Halévy

Teatro Regio, Turin
- 28 septembre 2023
Stefano Poda met en scène LA JUIVE d'Halévy au Teatro Regio de Turin...
© andrea macchia | teatro regio

Après Les martyrs de Donizetti que vient de produire le Theater an der Wien [lire notre chronique du 18 septembre 2023], c’est encore au delà des Alpes qu’est honoré le Grand Opéra Français, puisqu’à Turin le Teatro Regio présente maintenant La Juive de Fromental Halévy. Après 1840 et Paris, rétrogradation, mais toujours à Paris, avec cette création du 23 février 1835. La capitale piémontaise affichait l’œuvre en 1865 dans une version italienne. Depuis, elle n’y fut redonnée qu’en 1885. À près d’un siècle et demi de distance, La Juive est de retour et dans sa version d’origine, cette fois. Et le public lui fait fête ! L’enthousiasme des applaudissements et des hourras, tant à l’égard du chef et des chanteurs que de la mise en scène fait plaisir à entendre. Ayant passionné aussi bien Berlioz que Wagner et même Mahler, cet opéra en cinq actes, sur un livret d’Eugène Scribe alors à sa maturité – le célèbre dramaturge, aujourd’hui quelque peu oublié, venait d’être installé sur son fauteuil d’académicien –, connut un regain d’intérêt depuis quelques décennies [lire nos chroniques des productions de Günter Krämer, d’Olivier Py, de Peter Konwitschny et de David Alden], sans pour autant compter encore parmi les plus joués.

Sans s’appesantir sur un début de XVe siècle qu’il se garde de vouloir reconstituer, Stefano Poda, toujours fidèlement assisté de Paolo Giani Cei, a imaginé un dispositif ingénieux qui permet des changements de décors extrêmement faciles et fluides. Le symbolisme est l’élément-clé de sa proposition, dominée par l’inscription latine lumineuse Tantum religio potuit suadere malorum qui emprunte à Lucrèce (De rerum natura) et signifie La religion put inspirer tant de maux. Le ton est donné, avec pour emblème principale, surenchérissant le propos, une immense croix qui fait presque peur. Un aspect métallique caractérise les murs de cet espace très oppressif peuplé de jeunes gens dénudés. La féconde créativité de Poda, qui signe chorégraphie, costume, scénographie et mise en scène [lire notre entretien], place encore une armada de Christ découlés et renversés, comme autant d’anges déchus dans lesquels les schismes chrétiens n’ont pas réussi à maintenir vivante la promesse messianique juive. Dans un luxe de représentations catholiques diverses, la référence au judaïsme reste très discrète (on surprend tout juste le Lé’hem oni de Pessah, par exemple) dans un univers lourd du sacrifice christique prenant dès lors sens de condamnation plus que de rédemption de l’espèce humaine. La brutalité des changements de lumière se fait le moteur dramaturgique de l’évolution violente de l’intrigue. L’esthétique fait sens, une nouvelle fois !

Au pupitre, la prudence de Daniel Oren surprend beaucoup. N’hésitant jamais à engager l’orchestre dans un lyrisme volontiers orgiaque, le chef israélien s’avère ce soir très timoré face à la partition d’Halévy ou peut-être à un style français qu’il semble même craindre [lire nos chroniques de La sonnambula, Tosca, Madama Butterfly, Cavalleria rusticana, La Gioconda, Adriana Lecouvreur, Nabucco, Lucia di Lammermoor et Aida]. Ne parvient-il donc pas à concevoir l’opéra français autrement qu’avec une rigueur paralysée et paralysante ? L’avantage est une lisibilité si claire que l’on peut apprécier certaines finesses de l’œuvre, mais le manque de tension, l’absence curieuse de passion, infirment cruellement le spectacle. À l’inverse, le beau travail d’Ulisse Trabacchin dynamise magistralement les artistes du Coro del Teatro Regio qui livrent une prestation de haute volée.

Si l’affiche attire l’œil, avec ses grands noms, le niveau vocal général n’est pas si grand qu’on pourrait en préjuger sur ce seul menu. Aucun doute, les petits rôles vont très bien. Ainsi du l’Albert bien projeté de Daniele Terenzi, baryton qui marque particulièrement l’écoute [lire notre chronique de Tosca], comme de la basse envoûtante de Rocco Lia en Héraut d’armes de l’empereur. On retrouve avec plaisir l’excellent Gordon Bintner, jeune baryton-basse canadien applaudi dans divers répertoires [lire nos chroniques des Troyens, de Capriccio, De la maison des morts, Der ferne Klang, Œdipe et A quiet place] et que distingue un impact suave : il campe un Ruggiero plus que convainquant. La clarté de la voix d’Ioan Hotea tient de l’idéal pour la ligne de chant ténue du Prince Léopold, assez mal écrite par Halévy, reconnaissons-le. La légèreté du ténor roumain est ici un atout qui fait passer un aigu parfois comme attrapé par devers lui [lire nos chroniques de La scala di seta et d’Il barbiere di Siviglia]. Quant au Cardinal Gian Francesco de Brogni, il trouve en Riccardo Zanellato une longueur de voix et une douceur d’expression qui accentuent soudain la malédiction de l’Acte III, sans se départir de l’élégance naturelle du chanteur.

On ne saurait en dire de même d’un artiste que pourtant l’on aime beaucoup, s’agissant de Gregory Kunde. Le ténor américain signe une incarnation d’Éléazar qui ne porte certes pas ombrage à sa belle carrière mais qui souffre malgré tout d’une baisse de régime indéniable. Et c’est assurément la carrière que le public ovationne plus que sa prestation du soir, bénéficiant, cela dit, d’un métier immense qui permet de passer outre les signes évidents de fatigue – on souhaite à chaque ténor de soixante-neuf ans de chanter ainsi ! Bien que doté d’un organe vif et obéissant, la Princesse Eudoxie de Martina Russomanno se révèle d’un gosier trop étroit [lire notre chronique d’Il Nerone]. La technique vocale de Mariangela Sicilia fait merveille en Rachel. La couleur sombre du soprano dramatique calabrais jouit d’un médium puissant qui magnifie parfaitement le rôle [lire nos chroniques de Turandot, Carmen et L’elisir d’amore]. Debout, le public félicite cette Rachel formidable… et, avouons-le, on en fait de même.

KO