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Chroniques
Jephtha | Jephté
oratorio de Georg Friedrich Händel
Dernier des grands oratorios anglais de Georg Friedrich Händel, Jephtha HWV 70, créé le 26 février 1752 à Londres, devait deux siècles plus tard dépasser le cadre strictement concertant du genre, au même titre que Saül, Belshazzar ou Theodora [lire nos chroniques des productions de Barrie Kosky, Christof Nel et Peter Sellars]. Plutôt que d’interroger l’inscription de l’œuvre dans le contexte de son temps, comme le fit Jean-Marie Villégier il y a quelques années [lire notre chronique du 13 juin 2010], Claus Guth s’est penché sur Le livre des juges où prend source le livret de Thomas Morell et sur Jephté et sa fille (Jefta und seine Tochter, 1957), ultime roman de Lion Feuchtwanger (1888-1958). Ainsi sa mise en scène prend-t-elle appui sur le réinvestissement de la légende biblique par la pensée contemporaine, jusqu’à repousser les limites de toute datation : par-delà le siècle du compositeur, l’antiquité et notre aujourd’hui, cette exploration nouvelle dumythe enrichit radicalement son approche.
Le plateau n’attend pas benoîtement la fin de la Sinfonia du premier acte pour installer le mystère. Durant le prélude musical, un flashback laisse apercevoir les derniers instants du vieux roi, mené vers un lit d’hôpital. Tandis que règne Zebul, fils du défunt, l’errance de Jephtha, son demi-frère chassé à cause de convictions religieuses divergentes, est montrée en haut de scène, tout cela dans un clair-obscur incertain (lumières de Bernd Purkrabek) rendu plus énigmatique encore par un voile de tulle, accueillant une vidéo semi-abstraite (Arian Andiel) sous une brume épique, qui diffère la perception. Exilée, la forte tête de la famille traverse le désert, suivie par son épouse Storgè, un nourrisson dans les bras. Déjà les costumes de Katrin Lea Tag – elle signe également le décor, espace ouvert dans la nuit où circulent les signifiants (porte, table, lit, tertre, etc.) – indiquent l’argument : une longue tunique de sable et un veston pour Jephtha, une robe noire ornée de breloques païennes pour celle avec laquelle il a fondé sa famille (elle est donc issue d’une autre culture) et, pour Zebul, un coquet paletot à col de fourrure qui pourrait avoir été porté à Vienne à l’orée du siècle dernier. Dépassé par la menace de guerre imminente, le monarque est contraint de solliciter l’aide de Jephtha. Le jeu avec la couronne est habité d’un dépit certain. Claus Guth montre deux familles princières : celle de Zebul, avec femme et petit garçon, deux figurants muets, et celle de Jephta, avec femme et jeune fille, toutes deux dotées d’une voix qui chante. L’État a tant besoin du savoir guerrier de celui qui revient que le pays entier devra renoncer à ses idoles. Derrière la table des régnants, le peuple abat le Veau d’or tandis que le roi dépouille les lieux de tout signe d’une richesse futile, symbole de ce culte – bijoux et bouteilles de champagnes disparaissent. Le banquet des retrouvailles doit être austère.
« …doit… », disais-je : il s’agit bien de devoir, dans cet oratorio ainsi représenté. It must be so, autrement dit Ainsi soit-il, première phrase du livret, englobe le devoir de Zebul d’appeler à l’aide l’exilé pour vaincre les ennemis d’Israël, la fidélité de Jephtha au vœu imprudent de sacrifier à היה le premier humain qu’il verrait au retour du front s’il lui accorde la victoire, la soumission d’Iphis, sa fille venue l’accueillir et rendue victime dudit vœu, l’impuissance de son oncle face à cette cruauté parce qu’il a remis sans restriction les clés du pouvoir à son demi-frère, enfin le désespoir respectueux d’Hamor – amor ?... –, le futur ex-gendre tenu d’accepter la castration du sentiment. En lettres géantes, It must be so hante le spectacle, les protagonistes s’y reposant parfois, les échangeant avec une innocence presque coupable (duo amoureux de l’Acte I), se tournant pudiquement vers MUST lorsque le couteau sacrificiel se lève. Alors que le peuple a révoqué les idoles, Jephtha vérifie dans son comportement un reflexe superstitieux qui pourrait être entendu comme résurgence des anciens rites : l’orgueil de celui qui fut capable de proférer une promesse barbare et la jalouse fidélité à s’y tenir rejoignent le fanatisme religieux.
De fait, les objets se simplifient mais les comportements perdurent. Après la chute du Veau d’or, la grande hymne chorale du premier acte arbore une gestique fort ritualisée. De même l’arrivée des choristes munis de chaises lorsque l’arrêté sacrificiel est prononcé. Ainsi soit-il… Zebul a donné le pouvoir à Jephtha qui l’a donné à Dieu. Peu à peu, ce qui s’apparente à quelque laïcité est absorbé par une foi tragiquement fataliste qui paralyse tout acte. Ainsi les parents de la victime ne se meuvent-ils plus par eux-mêmes : les prêtres, figures dépassionnées (chorégraphie de Sommer Ulrickson), les déplacent comme des pantins, היהconduit les destinées dans le règne du religieux qui abolit la volonté individuelle. Après l’intervention de l’Ange, tous sont plus soumis encore à une inertie violente par le fait même qu’Iphis est épargnée.
Loin de se résumer à cette trame, la mise en scène manie adroitement images et symboles, et concentre le drame par une direction d’acteurs au cordeau. Animée par des forces étrangères à la terre de son homme, Storgè entrevoit le pire dès les retrouvailles, sans savoir lire clairement les signes envoyés. Une tache de sang croît vertigineusement sur la nappe du banquet pendant l’air d’angoisse maternelle, un nuage descend lors de sa vision désastreuse du combat, avec les choristes qui s’effondrent sous un ciel contrasté, enfin elle voit sa fille en double, l’une qui chante, l’autre qui danse, cou tranché. Encore Claus Guth nous livre-t-il d’autres rêves, comme celui d’Hamor, blessé au combat, de se perdre dans les bras de sa belle, ou cet assaut des ennemis abattus qui se relèvent et se relèvent toujours contre Jephtha, autant de zombies où se cristallise l’ivresse insensée du vainqueur. La seconde partie de la soirée (entracte au cœur de l’acte médian) révèle des images douloureuses – le défilé tragique des parents devant l’aveuglant cercle jaune où les prêtres ont placé la victime, le père posant sa tête sur les genoux de sa fille, soudain plus abattu qu’elle-même, etc. –, voire atroces – la toilette des morts faite à l’avance, Iphis attachée à la table du banquet familial, transformée en autel… L’Ange surgit du chœur, c’est-à-dire de cette présence où, en oratorio, le public se projette plus volontiers que dans les personnages : bien vu, lorsque le spectateur a envie de bondir sur scène pour empêcher le massacre. Dans la déception de tous sont proférées des louanges forcées tandis qu’on voit encore la Sainte dépecer un oreiller, sur le lit d’hôpital des minutes liminaires – érotique du deuil, peut-être. Avec une maestria admirable et cette sensibilité personnelle qui caractérise la pertinence de son travail [lire nos chroniques de ses Ariane et Barbe-Bleue, Die Frau ohne Schatten, Orfeo, Parsifal et Salome], Claus Guth livre avec Jephta une quatrième production pour l’Opéra national de Paris [après Rigoletto, Lohengrin et une Bohème qui fit polémique en décembre].
Passée la surprise d’un bruitage interstitiel qui suspend l’intrigue pour dévoiler le gouffre intérieur des personnages, on s’attache de plus en plus à la lecture de William Christie, à la tête de ses Arts Florissants. Avec une première Sinfonia curieusement alanguie, voire molle, rien n’est pourtant gagné. C’est le prix de cette mélancolie contagieuse qui peu à peu envahit l’interprétation, à juste titre. Si la fosse ne démérite pas, c’est le chœur qui satisfait pleinement. Les six solistes défendent hardiment l’œuvre. Bien qu’irréprochable, Katherine Watson cantonne toutefois Iphis dans un format ultraconfidentiel. On retrouve Valer Barna-Sabadus en Ange fulgurant dont le timbre chaleureux s’accroche avec avantage au bon sourire de la surprise. La fermeté gracieuse du chant de Philippe Sly, jeune baryton décidément en pleine ascension, sert parfaitement la partie de Zebul. Quelle chance d’entendre Tim Mead en Hamor [lire nos chroniques d’Agrippina, Ercole amante, Lotario, Tamerlano et Written on skin] ! La salutaire clarté de l’émission, la vaillance simple de la projection, le phrasé naturel et l’évidente présence scénique sont idéaux. Après la Sphinge d’Enescu et la Cassandre de Berlioz [lire nos chroniques du 4 novembre 2011 et du 17 avril 2017], Marie-Nicole Lemieux poursuit l’incarnation des prophétesses : sa Storgè visionnaire, protectrice et rebelle, donne le frisson. Enfin, Ian Bostridge est bouleversant dans le rôle-titre, avec des récitatifs prégnants et des arie somptueusement menées. Nous vous recommandons vivement ce Jephtha encore à l’affiche du Palais Garnier pour six soirs (15, 17, 20, 22, 28 et 30 janvier).
BB