Chroniques

par emmanuel andrieu

Jephtha | Jephté
oratorio de Georg Friedrich Händel

Opéra national de Bordeaux
- 13 juin 2010
Jephtha, oratorio de Georg Friedrich Händel
© guillaume bonnaud

C’est à Bordeaux que fait escale la magnifique production strasbourgeoise de Jonathan Duverger et Jean-Marie Villégier du dernier drame sacré de Händel, Jephtha.Cet oratorio créé à Covent Garden (Londres) en 1752 s’inspire d’un épisode du Livre des Juges de l’Ancien Testament. Il est l’une des partitions les plus fortes du musicien, le début de cécité dont il fut atteint pendant sa composition et le pressentiment que ce serait (et sera) sa dernière œuvre en faisant son testament musical. Jephtha pose le problème de l’obéissance à Dieu et de la nécessaire soumission de l’homme à son destin, sujets d’une cuisante actualité pour un Händel qui se trouve diminué au soir de sa vie.

L’histoire narre le sacrifice qu’à Jéhovah fait un père pour obtenir la victoire de son armée contre l’ennemi Ammonite. S’il gagne la bataille, Jephté lui sacrifiera la première personne qu’il rencontrera à son retour. Comme on pourrait s'y attendre (et comme dans Idomeneo), c’est sa fille Iphis qui paraîtra au moment de tenir son engagement, jetant le héros dans le plus profond désespoir, tiraillé entre amour paternel et dévotion à Dieu. In fine, un ange, fruit de la miséricorde divine, viendra épargner la vie de l’innocente jeune fille.

Parsemée d’airs et de chœurs parmi les plus inspirés qu’écrira Händel, la partition est de toute beauté et d’une grande variété mélodique et rythmique. Elle mêle scènes de joie et de cauchemar, airs de triomphe ou de consternation, atmosphère guerrière et recueillement religieux.

On en retiendra quelques airs à tirer les larmes, notamment ceux dévolus au ténor, comme dans l’Acte II Open thy marble jaws, et surtout le sublime Waft her, angels, through the skies à l’Acte III où Jephté, réconcilié avec lui-même, remet l’âme de sa fille dans les mains du seigneur. Ceux chantés par Iphis ne sont pas en reste, tels Take the heart au premier acte ou le déchirant Farewell, ye limpid springs au troisième par lequel elle prend congé de ses proches en même temps que de la vie. Enfin, quelques-uns des nombreux chœurs marqueront pour longtemps les spectateurs, comme les divins What ever is, is right ou le How dark, ô Lord, are thee decrees et ses pulsations de cordes renvoyant à l’image d’un cœur qui bat la chamade.

À côté de la luxuriance de l’œuvre, la production du tandem Villégier-Duverger est un émerveillement renouvelé. La réussite formelle est d’autant plus digne de louanges que cette page n’est pas destinée à la scène et que l’action y est plutôt réduite.L’histoire biblique s’y trouve transposée au XVIIe siècle dans une communauté protestante puritaine qui pourrait être celle de la Nouvelle Angleterre, une esthétique qui entre en parfait accord avec le livret du Révérend Morrell. Le dispositif scénique de Jean-Marie Abplanap (décorateur privilégié du duo) montre un lieu peu défini qui tient à la fois du temple et du palais antique, espace muni d’une tribune d’où le chœur commente les événements qui se passent en contrebas, là où évoluent les protagonistes.

Des tableaux empruntés à la peinture de l’âge d’or hollandais, Vermeer et Gerrit Dou en tête, imprègnent la rétine du spectateur, nimbés de lumières mordorées et de clairs obscurs saisissants, signés Patrick Méeüs. Les costumes de Patrice Cauchetier viennent compléter des images puissantes et plastiquement magnifiques. Enfin, des comédiens habillés de noir (emprunt au Burunku japonais) viennent figurer de façon abstraite et poétique des éléments naturels, se mutant tour à tour en bois ou en ruisseau, au moyen d’accessoires évocateurs.

Les voix ne sont pas en reste, même si Paul Agnew livre une interprétation en deçà de nos espérances. Si l’acteur est prodigieux – il faut le voir investir et incarner magistralement cette figure de Jephté, dans ses exaltations comme dans son abattement –, la voix a perdu la superbe d’antan, notamment dans les parties les plus aigües du rôle où elle se dérobe dangereusement. Mais le phrasé demeure et chacune de ses interventions interpelle et électrise l’audience. Il en est de même de la Storgé d’Ann Hallenberg qui possède, elle, une voix à toute épreuve ! Que ce soit dans son lamento initial In gentle murmurs ou dans Let other creatures die, l’air plein d'imprécations du deuxième acte, on reste médusé par la beauté intrinsèque du timbre, l’engagement scénique de l’actrice (la rage qu’elle met dans son air de fureur tout en se pliant aux règles du bel canto) et une technique vocale magistrale.

Le couple des amoureux, Iphis et Thamor, se montre de haute tenue. Katherine Whyte, au timbre d’une fraîcheur et d’une luminosité rares, exécute trilles et vocalises avec un naturel confondant. La sensibilité de l’artiste et un physique des plus avantageux en font une Iphis idéale. Elle trouve dans le contre-ténor Iestyn Davis un partenaire à sa hauteur, doté d’un chant soigné, d’un timbre pur et cristallin et d’une musicalité de tous les instants. La basse Andrew Foster-Williams incarne un Zebul plein de grandeur et d’autorité. La courte mais belle intervention de Suzana Ograjensek dans le rôle de l’ange convainc également.

Mais le vrai triomphateur des représentations bordelaises reste le Chœur, parfaitement préparé par Philippe Molinie. Constamment sollicitée par la partition, la formation se montre exemplaire de précision, de puissance, d’homogénéité et, surtout, de conviction. À la tête de l’Orchestre national de Bordeaux-Aquitaine, Jane Glover obtient une bonne variété de couleurs et insuffle un dynamisme appréciable. On regrettera néanmoins une relative sécheresse globale du son, ainsi que quelques décalages entre fosse et plateau. Ce bémol posé, c’est par une ovation pleine d'enthousiasme que le public accueille l’équipe artistique au rideau final, réservant un égal triomphe aux six chanteurs.

EA