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Chroniques
Salome | Salomé
opéra de Richard Strauss
Quelques jours avant la première du nouveau Lohengrin qu’il signe à l’Opéra national de Paris, il n’est sans doute pas négligeable de retrouver Claus Guth à l’occasion de la reprise de sa production berlinoise de Salome. Elle en fit couler, de l’encre, cette Salome dérangeante qui explore l’enfance abusée par une honteuse politesse dissimulatrice, et qui, au passage, accuse notre société marchande ! Pour fils de chameau qu’on le traite, le roi Hérode vend ici des costumes, des cravates et des chemises à une clientèle huppée qui vient essayer les attributs extérieurs de sa classe dans un grand magasin de luxe de la fin des années cinquante. Pour la précision de la reconstitution vestimentaire et la datation du décor, il faut saluer le grand savoir-faire grâce auquel Muriel Gerstner propulse instantanément le public dans l’Allemagne économiquement florissante de la reconstruction, secteur ouest.
Parmi les nombreux mannequins apparaît Jochanaan, prophète nu que la lecture psychologique revendiquée de Guth assimile au père absent de l’héroïne. La lumière très travaillée d’Olaf Freese caresse le corps du captif comme elle sculpterait l’allégorie du désir. Un jeu érotique scabreux s’enclenche entre les âges et les fonctions familiales : la mère de Salomé a épousé un tout jeune homme nommé Hérode qui lutine sa belle-fille alors qu’elle rêve de s’ébattre avec l’homme âgé. En avivant l’excitation du roi, sous les yeux de sa cougar de mère, c’est bien à la figure paternelle qu’elle fait perdre la tête. Courageux et loyal, Claus Guth respecte fidèlement les conséquences de son option : les voiles de la danse sont six doppelgänger d’une créature à la personnalité détruite, infante-violeuse, femme-homme, garçon-putain et sainte-tueuse, abattue dans le scandale de son extase. La chorégraphe californienne Sommer Ulrickson anime des poupées de plastique, vraies et fausses, les fausses plus vraies que les vraies. Cette Salome se téléporte chez Hitchcock !
Apprécié lors du bicentenaire Wagner pour son Tristan und Isolde à Bonn [lire notre chronique du 28 avril 2013], le chef suisse Stefan Blunier conduit une fosse chauffée à blanc, parfois à la limite du point de rupture où musique et théâtre s’affrontent dans le cri primal. L’érotisme sulfureux de l’acte de Strauss n’est encombré d’aucun embonpoint et semble n’avoir que faire des exubérances chromatiques de l’époque [lire notre critique du CD Irrelohe]. La pertinence dramaturgique de sa direction s’opère dans l’équilibre avec un cast honnêtement engagé dans un théâtre infernal.
Les dieux se sont penchés sur le berceau du soprano dramatique Allison Oakes, à en juger par les très grands moyens qu’elle déploie avec une sensibilité épatante dans le rôle-titre : en survolant facilement les rugissements instrumentaux de la partition, la voix envahit la Deutsche Oper comme s’il s’agissait d’un salon ! Plus déglinguée que nature, Jeanne-Michèle Charbonnet incarne une Herodias beuglante comme on les aime. En troupe à la Deutsche Oper, le mezzo roumain Judit Kutasi offre au Page un timbre riche. Collègue de l’Ensemble maison, le ténor Attilio Glaser chante Narraboth convenablement, mais sans l’éclat voulu. Le baryton Michael Kupfer-Radecky excelle en Jochanaan dont la voix séduit plus sûrement que tout charme, mais encore avec une présence corporelle qui donne raison à l’amoureuse. Mais le vrai choc vocal du jour s’appelle Thomas Blondelle ! Il est Belge, il a trente-quatre ans et maîtrise un ténor clair et généreusement projeté, comme je le signalais après l’avoir entendu en Erik du fliegende Holländer [lire notre chronique du 28 janvier 2014]. Sa musicalité savoureuse [lire notre critique du CD de mélodies] marque le rôle d’Herode, à la rencontre de l’éternelle jeunesse, dévorée par la vieille Herodias (on ne lui jettera pas la pierre, il est si beau !). Ce choix de distribution pourrait avoir été une condition sine qua non au crédit de la mise en scène.
KO