Chroniques

par gilles charlassier

Ariane et Barbe-Bleue
opéra de Paul Dukas

Fundación Gran Teatro del Liceu, Barcelone
- 7 juillet 2011
Ariane et Barbe-Bleue, opéra de Paul Dukas
© a. bofill

L’unique opéra de Paul Dukas, compositeur qui ne laissa à la postérité qu’un nombre limité d’opus, est suffisamment rare sur la scène pour que chaque programmation suscite un enthousiasme légitime. Ayant apprécié le travail de Claus Guth dans le Parsifal catalan à la fin de l’hiver [lire notre chronique des 10 et 12 mars 2011], nous nous envolions vers le Liceu réchauffés d’espoirs. À cela il faut ajouter la baguette de Stéphane Denève et la présence d’Eva-Maria Westbroek dans le rôle-titre. La Néerlandaise annula son engagement. Katerina Karnéus, entendue en version concert à Pleyel au printemps [lire notre chronique du 15 avril 2011], la remplace, laissant ce soir, comme prévu, l’alternance à Jeanne-Michèle Charbonnet.

Il est d’usage de réserver ce rôle exigeant (presque le seul principal de tout l’ouvrage, si l’on retient également la Nourrice) à des habituées de l’endurance wagnérienne – ainsi de Deborah Polaski dans le spectacle d’Anna Viebrock donné à la Bastille il y a quatre ans [lire notre chronique du 24 septembre 2007]. Ce faisant, on croit favoriser l’impact dramatique, reléguant les expectations de clarté dans l’articulation aux formats germaniques.

On ne saurait douter de l’influence qu’exerça le langage wagnérien sur le compositeur français, à l’égal de ses contemporains – certains pour s’en détacher, à l’instar de Debussy. En puisant dans un corpus commun, celui de Maeterlinck, le rapprochement avec Pelléas et Mélisande semble inévitable, les deux opéras partageant un goût pour le symbolisme et le mystère, d’autant que le personnage de Mélisande réapparaît dans le livret de Dukas, sous les traits d’une des cinq épouses de l’ogre ceint de ténèbres outremer. La richesse et la délicatesse de l’orchestration entretiennent un air de famille avec la musique française de ce début de siècle, tandis que la vigueur de l’harmonie fait songer à Bruckner – le thème initial reprend l’accord inaugural de la Troisième Symphonie… dans laquelle l’Autrichien rend hommage Wagner, quand bien même l’écriture n’en est nullement épigonale. Ariane et Barbe-Bleue constitue ainsi un avatar singulier de la descendance du maître de Bayreuth.

Tandis que chez Debussy, les mélismes se mêlent sans péril à la texture orchestrale, renouvelant la tradition déclamatoire française, l’écriture de Dukas superpose le commentaire textuel au discours instrumental, plus solide et puissant que chez son confrère. Le risque d’une telle conception est de mettre en concurrence les deux strates et de pousser le chant au cri(me), ce que Strauss réalisera à la même époque avec Elektra. Or la partition d’Ariane et Barbe-Bleue n’a nullement l’allure d’une lutte aux décibels. Face à un orchestre aussi souple que celui de Pelléas, mais plus robuste, il faut pouvoir entendre les inflexions du poème se détacher avec clarté. Dukas confère une lumière originale au fanal de l’inspiration symboliste.

Hélas, ce n’est pas la raideur (confinant parfois au hurlement) du chant de Jeanne-Michèle Charbonnet qui livrera les miroitements merveilleux du texte. L’autorité et la puissance répondent assurément présents, mais ne suffisent pas à soutenir l’attention aux sinuosités du livret. Le second acte restera dans la pénombre d’une prononciation souterraine. La Nourrice de Jane Dutton ne manque pas d’atouts pour exister face au rôle-titre, quand bien même elle ne se révèle pas vierge de péchés articulatoires. Le camaïeu des cinq filles d’Orlamonde ne trouve pas réellement la lumière linguistique qui lui donnerait la force pour individualiser davantage les rôles. Gemma Coma-Alabert incarne Sélysette tandis que Beatriz Jiménez fait chanter Ygraine. Mélisande revient à Elena Copons. On se souvient de la Bellangère de Salomé Haller, alors que le presque mutisme d’Alladine est dévolu à Alba Valldaura. Les trois paysans sont caractérisés avec efficacité, quoique sans grande élégance, par Pierpaolo Palloni, Xavi Martinez et Dimitar Darlev. Basse émérite, José van Dam livre les deux répliques de Barbe-Bleue, auréolé du crépuscule de sa grandeur.

Une telle approche se console avec la performance de l’Orquestra Simfonica del Gran Teatre Del Liceu, toujours riches de couleurs. La battue de Stéphane Denève met en avant l’essentiel de la partition. On aimerait cependant plus de recherche, plus de félinité dans le mystère. La minéralité de l’inspiration est parfois rendue avec une certaine brutalité. Le chef français se montre un brucknérien honnête que l’on souhaiterait accompli. Sous la conduite de José Luis Basso, les chœurs de la maison remplissent leur mission avec une idiomaticité perfectible.

Venue de Zurich, la production de Claus Guth illustre plus qu’elle ne révèle l’originalité du chef-d’œuvre de Dukas. Les projections de la façade de la maison pendant l’ouverture annoncent la fidélité à la progression narrative, vertu que nous avions saluée dans Parsifal, mais qui tend à embourgeoiser le conte de Maeterlinck. Il manque la levure qui ferait lever cette parabole sur la servitude volontaire. Si on ne peut que savoir gré à l’institution catalane d’avoir le courage de programmer une œuvre injustement méconnue, le manque d’audace de la production ne s’en avère que plus regrettable.

GC