Chroniques

par david verdier

Written on skin | Écrit sur la peau
opera de George Benjamin

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 25 novembre 2012
Written on skin, opéra de Benjamin repris au Capitole de Toulouse
© patrice nin

La reprise de Written on skin au Théâtre du Capitole, c'est en quelque sorte un involontaire retour aux sources historiques et quasi-géographiques d'un livret inspiré par une légende tragique du XIIIe siècle. Le poète Guilhem de Cabestanh prête ses traits au personnage de l'enlumineur assassiné par un mari trompé (le Protecteur). Ce conte macabre croise jalousie et folie meurtrière avec, pour issue fatale, la mise en scène morbide dans laquelle il contraint sa femme Agnès de manger à son insu le cœur de son amant (le Garçon). On pourrait aisément imaginer qu'une situation pareille intéresse davantage le Grand-Guignol que l'opéra, fût-il contemporain – erreur fatale… La thématique médiévale du « cœur mangé » surprend par la brutalité sensuelle qu'elle oppose au genre courtois. Bien que marginaux comparativement au courant littéraire et érotique dominant, les récits d'adultères mêlés de perversions telles que viol et castration se multiplient à la charnière du XIIe et du XIIIe siècles (lais d'Ignauré, Graelent, Tyolet, etc.). Le librettiste Martin Crimp a trouvé là matière à prolonger son univers familier et offrir à George Benjamin le plus beau des matériaux narratifs pour ses premiers pas dans la grande forme de l'opéra, six ans après l'excellent Into the Little Hill [lire notre chronique du 22 novembre 2006].

Au très littéral écœurement des images se combine l'ambiguïté d'une héroïne le cœur au bord des lèvres, entre plaisir et souffrance. La « peau » dont il est question dans le titre est en premier lieu celle du vélin animal, support de l'enlumineur mais également épiderme sur lequel se projette le désir charnel. Le décor reproduit l'organisation d'une page de manuscrit divisée en cellules-vignettes au sein desquelles se répartit l'action principale et, en simultané, les actions secondaires. La dimension de la scène du Capitole contraint à faire disparaître le grand escalier latéral qui donnait toute sa dimension à la dernière scène. Cette modification n'altère en rien le formidable travail de Jon Clark qui organise un éclairage autour de variations d'intensité lumineuse. Les bruns et ocres de la scène d'intérieur contrastent avec les contours blafards des pièces latérales éclairées par des néons. À la séparation des atmosphères par la lumière, la mise en scène de Katie Mitchell ajoute la perception des différents tempi de déplacements en fonction de la localisation des personnages.

Les « anges archivistes » consignent dans des armoires accessoires et costumes ensuite utilisés dans la pièce centrale. En dehors de cet espace, les mouvements sont comme ralentis, hors du temps. Le livret fait souvent allusion à ce décalage en saturant les dialogues d'interventions à la troisième personne, comme pour mieux souligner la mise en abîme des personnages surgis du passé dans le déroulement de l'opéra en temps direct. Ces dialogues en point de vue interne, dans lesquels l'usage du style indirect intervient comme un décentrement, créent une doublure psychologique du personnage vis-à-vis de lui-même, loin de tout effet précieux et clinquant.

Sur le plan musical, la sphère d'influence musicale de Written on skin n'est absolument pas médiévale. La dissimulation de la référence « logique » relativement au livret cède la place à des apports debussystes filtrés par une approche moderne et pure de l'harmonie. Les crissements stratosphériques créent une polyphonie proliférante toujours au service d'une harmonie nacrée qui verse un jour discret sur des irisations et des alliages de timbres. L'instrumentation introduit des anachronismes très référencés : un glassharmonica, comme suspendu et immatériel, ainsi qu'une basse de viole, lointain et subtil souvenir d'Upon Silence (1990).

La direction de Franck Ollu ménage des progressions orchestrales par nappes de notes en halo crissé et éminemment poétiques. Les cordes de l'Orchestre national du Capitole restituent une forme d'identité musicale très forte, organisée autour d'un sentiment immédiat de liberté et de poésie, avant même les notions de technique ou de virtuosité. Le « poids » de l'orchestre est allégé, privilégiant la clarté de la perception d'infimes détails, même dissimulés dans un agglomérat sonore massif. La polymétrie et le chevauchement rhétorique des lignes de chant (surtout en ce qui concerne le chœur des anges) renvoient à une étrangeté onirique en continu.

Il y a, dans l'écriture de George Benjamin, le développement organique d'une conception qui joue conjointement sur l'apparence de fragmentation des syntagmes musicaux et sur l'amalgame des unités sonores. C'est ici l'essentiel de la leçon de Pelléas et de Wozzeck qui s'exprime. Dans ces deux monuments du siècle dernier, Benjamin a patiemment étudié le séquençage de la trame narrative en scènes superposées. Dans Written on skin, elles vont parfois se chevauchant l'une l'autre… obligeant le spectateur à s'accoutumer au défilement de l'action à des vitesses et des moments différents.

Cette aventure théâtrale tient par le miraculeux équilibre entre la fosse et un plateau vocal profondément ancré dans le théâtre de Martin Crimp. Alors même que Into the Little Hill usait de l'allégorie pour dissimuler dans l'oratorio les craintes d'ambitionner la grande forme opératique, Written on skin embrasse cette dimension sans ménagement aucun. Fort homogènes, les voix se fondent dans une écriture sur mesure qui met en avant leurs caractéristiques à travers des techniques polyphoniques et d'étranges vocalises, entre chromatisme et diatonisme.

L'excellent Christopher Purves retrouve les accents violents et brutaux du Protecteur, davantage geôlier que mari, qui sombre dans un dérèglement morbide de la conscience. La voix ne surjoue pas l'autorité et la noirceur, des intonations en apparence douces viennent planer à l'improviste sans qu'on sache vraiment quand ni pourquoi la colère peut éclater. Tim Mead remplace avantageusement Bejun Mehta dans le rôle du Garçon. La projection sans faille se déploie avec une concentration remarquable des enjeux dramatiques. Plus encore que lors de la création aixoise, le timbre semble en accord parfait avec le rôle de victime et d'amoureux. Quelques semaines après sa prise de rôle dans une Lulu d'anthologie sur la scène de La Monnaie [lire notre chronique du 28 octobre 2012], Barbara Hannigan est Agnès – tour à tour pure incarnation d'un être de chair qui se consume en soufflant à son amant « l'amour est un acte » et redevient soudain soumise et effacée, objet de désir et de maltraitance. La voix éclate en pics sismiques à l'outrageante beauté, dans le sillage de l'héroïne d'Alban Berg. Il faut la voir délirer lors de l'horrible repas et s'enfuir vers l'issue suicidaire pour réaliser ce que les mots chant et théâtre signifient. Dans une récente interview, elle annonce vouloir se consacrer à Marie (Die Soldaten de Bernd Aloïs Zimmermann) et à Mélisande ; heureuses promesses…

DV