Chroniques

par michèle tosi

Fin de partie
opéra de György Kurtág

Teatro alla Scala, Milan
- 17 novembre 2018
Pierre Audi met en scène "Fin de partie" de György Kurtág à la Scala de Milan
© ruth walz

L'émotion est là, bien tangible, avant l'entrée du chef allemand Markus Stenz dans la fosse de la Scala, pour la seconde représentation de Fin de partie, l'unique opéra de György Kurtág, terminé à l'âge de quatre-vingt-onze ans. On ne peut s'empêcher de faire le parallèle avec cet autre créateur de génie, Elliott Carter qui, à quatre-vingt-dix ans, composait lui aussi son seul ouvrage lyrique, What next?, traitant somme toute du même thème existentiel : la solitude de l'être et son impossibilité de communiquer dans une humanité à la dérive [lire notre chronique du 30 novembre 2012]. Le compositeur n'est malheureusement pas dans la salle ce soir, retenu à Budapest au côté de son épouse Márta, malade.

Fin de partie est écrit de 2010 à 2017, en France d'abord, à Saint-André-de-Cubzac (jusqu’à 2015) où Kurtág réside auprès de son fils, György Kurtág junior, puis à Budapest, les deux années suivantes, comme il est précisé sur le livret. L'ouvrage est dédié à son professeur Ferenc Farkas et à son ami Tamás Blum « qui, dans ma jeunesse m'ont appris l'essentiel sur l'opéra » ajoute-t-il dans sa dédicace. Le projet a sans nul doute muri durant de longues années, depuis 1957 peut-être, date à laquelle le compositeur assiste aux créations de Fin de partie et d’En attendant Godot de Samuel Beckett à Paris : « ils sont devenus ma bible, vraiment ! » lit-on sur les panneaux de l'exposition que la Scala consacre au musicien hongrois, dans le foyer du théâtre.

Créateur exigeant, précis, et recherchant la concentration du propos comme l'économie de moyens – traits stylistiques qu'il partage avec l'écrivain irlandais – György Kurtág conçut lui-même le livret, effectuant dans la pièce de nombreuses coupures et suppressions de dialogues et de scènes (celle du chien, notamment). Si le texte est épuré, les didascalies sont scrupuleusement préservées, complétées parfois : « bouche mince, dents serrées, joie maligne, sadique » pour le monologue d’Hamm, noté en rouge sur le manuscrit reproduit dans le programme de salle. Kurtág décrit au plus près le geste et l'expression attendus, comme il le fait d'ailleurs dans sa musique instrumentale. Des partitions comme Messages de feu Demoiselle R.V. Troussova Op.17 pour voix et ensemble, avec laquelle il se fit connaître à Paris en 1981, et les emblématiques Kafka Fragmente (1985-87), constituent autant d'approches du genre opératique dans sa carrière [lire nos chroniques du 19 octobre 2017, du 10 octobre 2007 et du 29 janvier 2010].

Il n'y a pas d'action à proprement parler dans Fin de partie.
« Fini, c'est fini, ça va finir, peut-être ça va peut-être finir. Ça va bientôt finir », les premiers mots de Clov, le pion du roi Hamm, si l'on file la métaphore du jeu d'échecs, résument assez bien la situation à venir : une longue attente, réflexive et statique à quatre personnages, qui ne va pas sans de belles histoires – celles des deux vieux Nell et Nagg, qui ont perdu leurs jambes dans un accident et vivent désormais dans des poubelles, avec un couvercle qu'ils soulèvent parfois ; celle d’Hamm, le fils (adoptif, peut-être) de Nagg, en fauteuil roulant et aveugle, qui, dans son monologue central, raconte longuement, sans que l'on sache exactement l'identité des personnages de son récit. Clov est le seul à pouvoir se déplacer, malgré sa jambe raide. C'est celui qui gamberge le moins dans sa tête (il n'a que deux monologues), mais n'en formule pas moins des raisonnements étranges le concernant : « il faut que tu arrives à souffrir mieux que ça, si tu veux qu'on se lasse de te punir ».

Sur fond noir et dans une austérité certaine, le cabanon est la seule pièce du décor, avec les deux bidons (poubelles) bleu-métal contre le mur, visibles ou pas, selon les angles de vue de la bâtisse qui se modifient à chaque lever de rideau. Superbe, la lumière d’Urs Schönebaum fait le reste, creusant les perspectives, rehaussant les contrastes des costumes clairs et jouant avec l'ombre des personnages projetée sur les parois fibrées de la cabane – Christof Hetzer signe la scénographie. La mise en scène de Pierre Audi se tient dans cette épure où les lignes verticales dominent. La stature, rectiligne elle aussi, d’Hamm, avec ses lunettes noires et sa gaffe à la main, n'est pas sans évoquer parfois le dieu du Walhalla.

Selon son habitude et son intransigeance légendaire, Kurtág élabore une ligne de chant proche de la langue parlée. C'est un travail de déclamation effectué sur chaque mot prononcé, auquel participe l'écriture instrumentale strictement solidaire de la voix. Le choix du timbre soliste ou de l'alliage des couleurs est alors essentiel pour doubler le chant, l'amplifier, creuser l'expression et lui donner une résonance, voire un écho. Les espacements (« un temps ») ménagés dans le texte de Beckett sont occupés par l'orchestre, dans une densité et une intensité variables selon les besoins de l'expression à laquelle il est rivé. Les cuivres graves – des solos de tuba prodigieux sortent de la fosse – sont autant sollicités que les bois (le basson dans l'aigu) et les cordes en nombre restreint. Kurtág ajoute à son réservoir de timbres favoris le cymbalum, le célesta, l'accordéon, son cher piano droit (dont les étouffoirs sont bloqués par la pédale) et un set de percussions pléthorique (du flexatone au steel-drum) dont il tire résonances et couleurs inouïes. Elles contribuent aux timbres d'atmosphère et autres touches illustratives qu’il ne dédaigne pas pour donner vie et sensations à ses longs monologues (vingt-quatre minutes pour le Roman !) qui découragent une partie du public, n'ayant pas su tendre la bonne oreille au bon moment...

Reconnaissons que la première des deux heures est traversée d'une verve et d'un élan poétique que l'on ne retrouvera pas ensuite, la situation s'aggravant pour chacun des personnages. Sur le modèle baroque à la française, Kurtág débute par un prologue, avec le doux chant de Nell en anglais (On all that strand)sur les paroles du Rondelay de Beckett écrit vingt ans après Fin de Partie. L'entrée en matière est saisissante – la mise en scène y contribue –, entre chant éperdu et ruades des cuivres, avant l'Ouverture, seule page orchestrale consentie, jouée sur la pantomime de Clov. Un petit chef-d'œuvre (trois minutes à peine) qui met en appétit : manière pointilliste, espace sonore éclaté et silence troublé par les ricanements du valet... avant le début de la tragédie. Court, le premier monologue de Clov en donne le ton, le baryton coloré et puissant de Leigh Melrose, doublé d'un formidable talent d'acteur, confère aux mots leur noirceur dans un débit morcelé et déshumanisé [lire nos chroniques de Songs from Solomon's Garden, The rape of Lucretia, Solaris, Renard et Gloriana].

Au second lever de rideau, les bidons s'animent.
Irrésistibles Hilary Summers et Leonardo Cortellazzi, Nell et Nagg émergent – « Qu'est-ce que c'est mon gros ? » – dans un long duo d'amour, entre drôleries et dérision. Kurtág y déploie un imaginaire sonore sans retenue, ciselant une matière des plus acérée. Le timbre très pur, un rien suranné, d'Hilary Summers colle parfaitement au personnage décalé [lire nos chroniques des 12 juillet et 5 août 2018, du 5 juillet 2017, du 25 février 2014, du 6 janvier 2010, des 5 mars, 3 octobre et 3 décembre 2008, du 28 novembre 2007, du 22 novembre 2006, du 25 janvier 2004 et du 16 mars 2003], tandis que le ténor bouffe de Leonardo Cortellazzi, avec les clarté d'articulation et projection idéales, exerce sa verdeur et sa truculence, dans son inénarrable chanson, Le monde et le pantalon notamment [lire nos chroniques d’Idomeneo et Pigmalione]. À chaque personnage son environnement timbrique. C'est le basson clair, lamentoso, qui introduit Hamm, un rôle écrasant (quatre monologues et autant de dialogues). D'une autorité vocale sidérante, l’immense Frode Olsen joue parfois plusieurs personnages lorsqu'il raconte ses histoires. Kurtág sculpte la ligne de la basse, du râle inaugural (on pense à Kundry) au falsetto expressionniste, de la déclamation debussyste (les accents de Golaud) au grain sombre de Boris [lire nos chroniques du Grand Macabre, Wozzeck, Matsukaze, enfin Die Soldaten à Bochum et Amsterdam]. Le temps est long mais la trajectoire sonore étreignante, sur un texte de plus en plus morcelé et un orchestre d'autant plus présent, coloré et sonore, jusqu'au fff dans l'épilogue. Avec la résonance suspensive des cymbales et le tragique des timbales, c'est l'orchestre qui a le dernier mot.

Celui de la Scala est exemplaire, sous le geste de Markus Stenz qui porte à bout de bras ce travail de titan [lire nos chroniques du 9 mai 2004, du 22 mai 2011 et du 27 avril 2013] – assurément l'œuvre d'une vie. Fin de partie scelle une communauté d'esprit entre deux créateurs mus par la même utopie. Comme Debussy avec Maeterlinck, Kurtág ne pouvait écrire un opéra qu'avec Beckett. Co-produit par l'Opéra d'Amsterdam (et bénéficiant de l’aide de l’Ernst von Siemens Musikstiftung), l'ouvrage sera à l'affiche du Dutch National Opéra du 6 au 10 mars prochain.

MT