Chroniques

par bertrand bolognesi

Matsukaze
opéra de Toshio Hosokawa

La Monnaie, Bruxelles
- 8 mai 2011
Bernd Uhlig photographie Matsukaze de Toshio Hosokawa
© bernd uhlig

Pour son nouvel opéra, en réponse à une commande de Peter de Caluwe pour La Monnaie, le compositeur japonais Toshio Hosokawa s’est penché sur une pièce de Zeami,célèbre maître Nô du XIVe siècle, grand réformateur du genre qui sut savamment marier les traditions sarugaku d’Ômi et de Yamato au divertissement dengaku en réécrivant tout un répertoire déjà existant et construisant ses propres œuvres, tout en produisant le Fûshikaden, traité qui consigne tous les nouveaux principes du Nô, assurant ainsi une transmission pérenne. Au début du XVe siècle, lorsqu’il rédige Matsukaze, Zeami s’inspire du poète Yukihira, jeune noble qui vécut cinq cent ans plus tôt à Suma, une ville côtière. L’histoire ? Deux saunières subissent leur désir inassouvi et partagé (elles sont sœurs) pour le poète mort dont elles furent les maîtresses, l’homme qui leur donna leur surnom, d’ailleurs : Murasame, ce qui veut dire Pluie d’automne, et Matsukaze qui signifie Vent dans les pins. Considérant qu’il pourrait bien s’agir des deux aspects d’une même personne, la librettiste Hanna Dübgen et le musicien, se sont entendus pour affranchir ces rôles de certaines conventions du théâtre Nô et les libérer de ce pesant attachement sensuel dans l’extase de la danse où elles se retrouvent et se dissolvent. Extérieur à l’action, un chœur (traité parlando, voire franchement dit) incarne la nature sur scène, omniprésente dans la culture japonaise (qui plus est ancienne), et s’avère le passeur, indispensable et discret, de celle-ci à la nôtre (entre les éléments japonais et la méconnaissance que, public occidental moderne, nous en avons).

Ainsi découvrons-nous cet après-midi un court opéra en cinq scènes. D’abord Mer, sorte de prologue à un flash-back dans une double histoire d’amour et de mort. Toujours le désir est violent – un « violent désir » n’est qu’une lapalissade, forcément – ce que la musique d’Hosokawa suggère d’emblée, après une introduction dansée en silence. Matsukaze et Murasame travaillent en évoquant jusqu’aux larmes (Sel) la poésie de Yukihira, à travers elle Yukihira lui-même – homme d’état et poète du premier siècle de la période Heian où grandira le bouddhisme japonais à travers les sectes Tendai et Shingon. De retour à leur refuge, les femmes offrent l’hospitalité à un moine auquel elles compteront leur attachement sensuel (Nuit). Matsukaze danse dans les vêtements de l’homme désiré (Danse), effrayant d’abord sa sœur bientôt conquise jusqu’au cri. Au matin, tout être humain a disparu ; seul subsiste l’arbre solitaire identifié par les sœurs comme l’amant Yukihira (Aurore). Seul subsiste l’esprit dans la nature, libéré de tout désir.

Deux voix masculines, dans cet ouvrage : un Pêcheur, présent dans Mer, basse à l’émission d’une saine clarté (Kai-Uwe Fahnert), et le Moine, la basse norvégienne Frode Olsen dont le chant, jamais parfaitement dans la note, ne convainc guère. La prestation vocale vaut avant tout pour les chanteuses : le mezzo Charlotte Hellekant (Murasame) à l’opulente phonation, au phrasé ample, et le soprano Barbara Hannigan dans le rôle-titre, dont le timbre somptueusement coloré se conjugue à un impact large, affirmant toutes deux un même format dont elles mettent la grande puissance lyrique au service d’une expressivité remarquable.

La représentation débute en silence sur la danse d’un corps seul, perdu dans l’immensité du plateau. D’autres corps surviennent, et avec eux des bruits d’eau et, bientôt, des accords percussifs ponctuant de micro-événementsmusicaux, tous délicatement soulignés par Pablo Heras-Casado à la tête de l’Orchestre de chambre de la Monnaie. Le spectacle se fait alors rituel, cérémonie de purification, régie par un moine qui regarde au travers du temps. Une urgence terrible domine les premiers pas de la partition, avec ses furtives incises de harpe et ses plaintes de flûte. Ce matériau déjà subtil se raffinera de plus en plus, jusqu’à gagner, par les voies de la complexité, une sobriété paradoxalement simple qui apaise les derniers moments de l’opéra.

Pour Hanjo déjà [lire notre chronique du 25 juillet 2004], Toshio Hosokawa avait confié la mise en scène à une chorégraphe (de Keersmaeker), avec succès. Ce bon ménage de ses œuvres avec le monde de la danse s’affirme une nouvelle fois avec Matsukaze que signe avantageusement Sasha Walz qui, décidément, à la main heureuse en matière d’opéra. Si l’on se souvient de sa réalisation de Passion de Pascal Dusapin [lire notre chronique du 6 octobre 2010], c’est surtout à son Dido and Æneas vu à Montpellier [lire notre chronique du 12 février 2005] que l’on pense ici, en ce que l’on retrouve l’incroyable totalité des arts que son travail atteint. Et c’est bien ce qu’indéniablement réclamait l’œuvre : une unité délicate des moyens d’expression. La proposition véhicule une énergie indicible à travers des fragilités superbes, qu’elle suspende les corps dans leur élan ou tende en couvercles obsessionnels les bras des tutti. Il faut dire que le dispositif simple imaginé par Pia Maier Schriever et Chiharu Shiota s’en fait le précieux allié, dans les lumières savantes de Martin Hauk.

Dans cette évocation toute spirituelle, ce n’est pas la méditation qui guérit mais bien plutôt l’émotion, comme en des traditions autrement ancestrales encore, plus magiques que religieuses, peut-être.

BB