Chroniques

par gilles charlassier

Gloriana
opéra de Benjamin Britten

Teatro Real, Madrid
- 12 avril 2018
David McVicar met en scène Gloriana de Benjamin Britten au Teatro Real de Madrid
© javier del real

Le Teatro Real de Madrid est à l'heure des célébrations. Tirant parti de son bicentenaire, l'institution espagnole accueille le premier forum mondial consacré à l'opéra, réunissant les trois fédérations de théâtres lyriques, européenne (Opera Europa), nord-américaine (Opera America) et sud-américaine (Opera Latino-America, dont l'acronyme pourrait phonétiquement résumer un opportun salut dans la langue de Cervantes), à l'heure de la première d'une nouvelle coproduction de Gloriana de Britten – avec le Vlaamse Opera et l'English National Opera. Commandé pour les festivités du couronnement d'Elizabeth II en 1953, l’ouvrage met en scène son presque homonyme du XVIe siècle, à partir du roman de Lytton Strachey, Elizabeth and Essex, a tragic history.

Très rare en dehors du Royaume-Uni, qui l'a quelquefois mis à l'affiche [lire nos chroniques des versions de Colin Graham et de Phyllida Lloyd], Gloriana constitue indéniablement un des événements de la saison. Pourtant, le choix de Joan Matabosch relève moins de considérations circonstancielles que d'un plaidoyer d'un ambassadeur passionné de Britten – l'an dernier, Madrid étrennait déjà un Billy Budd qui s'invitera ensuite à Rome puis Paris [lire notre chronique du 22 février 2017]. Si le compositeur britannique a désormais son rond de serviette au répertoire, sa production n'est pas également considérée ; cet opus en constitue un des plus éloquents exemplaires. Le directeur de la maison madrilène n'hésite pas à y voir un chef-d'œuvre oublié – Britten lui-même le considérait d'ailleurs comme l'une de ses meilleures pièces.

Le spectacle confié à David McVicar [lire nos chroniques de ses Adriana Lecouvreur, Agrippina, Clemenza di Tito, Incoronazione di Poppea, Meisetersinger von Nürnberg, Rheingold, Salome, Walküre, etc.] n'est pas contraint par l'économie de moyens. Brigitte Reiffenstuel s'est inspirée de la Renaissance anglaise pour les costumes, sans se laisser figer dans le pastiche de carton-pâte – écueil qu'évite également la scénographie de Robert Jones. Le soin et la qualité des tissus se remarquent et servent d'abord le propos dramatique où s’entremêlent l'intime et le politique. L'éclat de la blanche robe de Frances se fait ainsi l'écrin de la jalousie d'Elizabeth, tandis que le contraste entre la tenue d'apparat et le dénuement domestique de cette dernière est prolongé par la troublante illusion historique du maquillage – le travail de documentation affleure aussi dans les boitements divers des protagonistes. Le décor s'articule autour d'un dais de bronze représentant un astre et son cercle de révolution, métaphore du pouvoir royal autour duquel s'ordonne la destinée d'une nation qui soumet celle d'une femme, la reine : la raison d'État primera sur celle du cœur. Suggéré par les couleurs et les matières, le poids de l'isolement monarchique se trouve modulé par la discrète mobilité du plateau, façonnant un piédestal ou trône opportun, et sculpté encore par le Chœur (préparé avec un soin et un engagement particulier par Andrés Máspero), à hauteur de souveraine comme sur les tribunes qui entourent l'expression de la pompe royale, où la puissance rejoint la justesse de l'affect – on saluera aussi les enfants des Pequeños Cantores de la JORCAM. Il n'est pas jusqu'à l'exécution d'Essex, furtive apparition en fond de scène quand Elizabeth médite dans des appartements, qui ne renforce le propos. Réglées par Adam Silverman, les lumières teintent le drame d'une juste mélancolie onirique celée par les notes, quand les mouvements chorégraphiques de Colm Seery animent le ballet et ses travestissements, en compensant des mesures parfois circonstancielles.

Deux distributions sont présentées en alternance.
Dans la première domine l'Elizabeth d'Anna Caterina Antonacci. Si les moyens strictement techniques du soprano italien ne dissimulent pas sa maturité, son incarnation transcende littéralement les limites de l'évolution du matériau et fait palpiter sous la couronne les contradictions comme les vulnérabilités de la femme aimante. Approchant avec un métier accompli l'idiomatisme de la langue, elle exsude, par sa musicalité dramatique, les ressacs expressifs des mots, et livre un jeu d'acteur tout en nuances, à l'exemple du discret sourire dans lequel se devine un peu plus qu'une simple bonté de majesté, pour pardonner la bellicosité de Devereux. Après une entrée un peu impétueuse, Leonardo Capalbo convainc en Essex passablement arrogant, à la juvénilité un rien latine. Son épouse, Frances, est investie avec élégance par Paula Murrihy, d'une retenue émouvante jusque dans la défense de son mari à l'aube de l'échafaud. Duncan Rock affirme le caractère et la solidité de Mountjoy, aux côtés de la Penelope orgueilleuse campée par Sophie Bevan. Leigh Melrose cisèle un Cecil discrètement calculateur sous son masque de bienveillance. David Soar réserve à Raleigh l'impitoyable autorité du procureur.

Du second cast se détache surtout l'Elizabeth d'Alexandra Deshorties dont la plénitude des moyens favorise la stature royale et le drame historique plus que le portrait psychologique – on admirera la grandeur évidente de la fin. Les autres emplois principaux sont souvent équivalents : David Butt Philipp (Essex), Hanna Hipp (Frances), María Miró (Penelope), David Steffens (Raleigh). Le Mountjoy sans faiblesse de Gabriel Bermúdez peine à retenir l'attention, quand le Cecil de Charles Rice démontre moins de casuistique.

Les incarnations secondaires ne sont aucunement reléguées à la figuration.
On apprécie particulièrement le Notaire de Norwich dont Scott Wilde condense la fatigue de l'âge sans jamais céder sur la voix, Gerardo López en vigoureux Maître de cérémonie, ainsi que les mélopées du Chanteur aveugle, dévolues à James Creswell. Pour n'oublier personne, on citera Benedict Nelson (Henry Cuffe), Elena Copons (Dame de compagnie), Sam Furness (Esprit de la mascarade), Álex Sanmartí (Crieur) et Itxaro Mentxaka, piquante Ménagère.

Dans la fosse, le directeur musical de la maison, Ivor Bolton, rend justice à une partition qui inscrit subtilement l'intime au cœur du pouvoir par son travail thématique, quand la facture orchestrale de ce que l'on réduit parfois à un drame verdien – les parentés avecSimon Boccanegra sont loin d'être inexistantes – a vraisemblablement assimilé la leçon berliozienne. Si les qualités littéraires du texte, plus sensibles à la duplicité de l'étiquette qu'à la franchise lyrique, ont peut-être, au delà de la réception de la création, contribué à freiner l'audience d'un opéra traitant un argument très proche du Roberto Devereux de Donizetti, il reste surtout à savoir si, après cette magnifique et fastueuse production, l'ouvrage pourra s'inscrire au répertoire sans être contraint par des moyens différents [lire notre chronique de la production pragoise].

GC