Chroniques

par katy oberlé

Anna Bolena | Ann Boleyn
opéra de Gaetano Donizetti

Teatro dell’Opera, Rome
- 26 février 2019
"Anna Bolena" de Donizetti retrouve la scène de l'Opéra de Rome
© yasuko kageyama | teatro dell’opera di roma

L’ouvrage de Donizetti ne peut se contenter d’une distribution moyenne. L’institution romaine en eut bien conscience lorsqu’elle a choisi les chanteurs qui auraient à défendre les représentations d’Anna Bolena, entrant dans un cycle consacré aux opéras Tudor du compositeur bergamasque. Alors qu’aujourd’hui même sort sur les écrans français Mary Queen of Scots, un nouveau film épique sur le destin complexe de cette reine en rivalité avec sa cousine Elisabeth I, la Cité Éternelle se penche, via le livret de Felice Romani, sur celui de la mère de la reine anglaise, l’infortunée Ann Boleyn qu’Henri VIII faisait décapiter le 19 mai 1536. Remercions chaleureusement l’équipe de production d’avoir décidé de monter l’œuvre dans son intégralité ! Contrairement à une idée reçue, les coupures sont inutiles, car Donizetti sait surprendre, certainement mieux que les musiciens de son époque, d’ailleurs. Ces trois heures et demi passées dans la petite histoire érotique de l’austère Réforme anglicane sont un délice !

Le cast est en tous points satisfaisant ! À commencer par l’incroyable Enrico VIII campé d’un organe puissant par l’excellent Alex Esposito [lire nos chroniques de Die Zauberflöte, Don Giovanni, Mosè in Egitto, Semiramide et L’elisir d’amore]. Bête de scène, le baryton-basse italien – il est d’ailleurs originaire de la ville natale de Donizetti – domine le plateau, comme il se doit pour un roi que rien n’arrête dans sa soif de pouvoir politique et son appétit sexuel. Loin de se contenter de donner de la voix, l’artiste s’impose par un phrasé superbement mené, une maîtrise stylistique époustouflante du bel canto, ainsi qu’une présence charismatique, malgré la brutalité avérée de personnage machiavélique. Dans le rôle-titre, si bien fréquenté par les grands monstres d’autrefois, nous retrouvons Maria Agresta, reine belcantiste d’une redoutable efficacité [lire nos chroniques du 17 décembre 2015, des 20 mai et 29 octobre 2016, du 28 juin 2017 et du 15 novembre 2018]. Endurant, musical, émouvant, le soprano dispose d’une technique très sûre et d’un timbre épicé qui le rend inimitable. Cette Anna agile fera date !

Hormis le couple monarchique, la suite n’est pas en reste du tout. Comme Giovanna, la rivale Seymour, confiée à Carmela Remigio qu’applaudissait récemment notre collègue au Festival Donizetti [lire notre chronique d’Il castello di Kenilworth]. L’émission facile du soprano, l’évidence de l’aigu, la souplesse de la ligne, dotée d’un legato savoureux, sont des atouts auxquels le mélomane, comme Henri VIII, cède forcément. René Barbera offre un ténor juvénile, idéal, et une clarté séduisante à Riccardo Percy. L’écriture du rôle est exigeante : il s’en joue sans sourciller, avec une maestria remarquable. Smeton trouve en Martina Belli le mezzo capable d’émouvoir la reine déchue : la couleur est tendre, le chant d’une belle douceur – du velours ! En sournois Sir Hervey, on retrouve Nicola Pamio [lire notre chronique du 12 août 2017], de bonne tenue, tandis que le jeune Ukrainien Andrii Ganchuk, membre du projet Fabbrica par lequel le Teatro dell'Opera di Roma forme et promeut les chanteurs de demain, donne un robuste Lord Rochefort, fort prometteur.

Déjà louable pour sa volonté de jouer Anna Bolena au complet, maestro Riccardo Frizza, dont décidément l’on ne se lasse pas [lire nos chroniques d’Un ballo in maschera, Tancredi, I Capuleti e i Montecchi, Otello, Lucia di Lammermoor, Aida, Falstaff, Il pirata et Semiramide], se distingue positivement avec un placement repensé des pupitres dans la fosse du Costanzi. Il en résulte une brillance plus délicate et une urgence dramatique qui ne risque jamais de couvrir les voix. L’expressivité de l’interprétation orchestrale est juste géniale ! Elle construit brique par brique un drame historique poignant, traversé d’élans lyriques irrésistibles. Dirigé par Roberto Gabbiani, le Chœur maison signe une exécution des plus soignées.

Comme c’était le cas de la Maria Stuarda donné ici deux saisons plus tôt, cette Bolena est mise en scène par Andrea De Rosa, remarqué l’automne dernier au Festival Verdi de Parme [lire notre chronique d’Attila], dans une approche profonde et inventive. Le dispositif scénographique de Luigi Ferrigno, d’après une idée de Sergio Tramonti, propulse l’œuvre dans une dimension obsessionnelle et claustrophobe. La tragique dictature du souverain anglais commande à tout, jusqu’à l’absurde puisque lui-même s’y trouve pris au piège sans le savoir de l’ambition de la belle Seymour qui ne se fait compassionnelle que lorsque Boleyn est en cage ! Sur un plateau sobre les protagonistes évoluent dans des costumes qu’Ursula Patzak a dessinés plus contemporains de Donizetti que de la cour élisabéthaine. Sans révolutionner la vision d’Anna Bolena, ce travail l’enrichit d’une intéressante puissance psychologique, rehaussée par les lumières rasantes, oppressantes, d’Enrico Bagnoli. Cette coproduction du Teatro dell’Opera di Roma et du Lietuvos nacionalinis Operos ir Baleto Teatras de Vilnius (Théâtre national Lituanien d’Opéra et de Ballet) est une réussite !

KO