Recherche
Chroniques
Lohengrin
opéra de Richard Wagner
Après un demi-siècle d’absence, l’Opéra de Rome affiche Lohengrin dont il confie la teneur théâtrale à Damiano Michieletto, pour sa première rencontre active avec l’univers wagnérien. La mise en scène du Vénitien s’éloigne résolument de l’imaginaire médiéval, proposant alors une fable sombre qu’elle situe dans un XXe siècle à la datation volontairement imprécise, via les costumes de Carla Teti, où se contaminent le politique, le religieux et l’intime, dans la scénographie précieuse de Paolo Fantin.
Dès le prélude du premier acte, Michieletto impose une clé majeure : la présence obsédante de l’enfant absent – de l’infant. La baignoire, les vêtements mouillés, l’émotion d’Elsa constituent un noyau traumatique autour duquel s’organise l’action. Ici, l’innocence n’est pas un idéal abstrait, mais une réalité charnelle, dont la perdition est manipulée. Les vêtements du petit héritier sont capturés en pièces à conviction, instrumentalisées par Telramund que sa noirceur vieux-style érige en représentant des forces réactionnaires du Brabant, soutenu par une Ortrud veuve-noire, ritualiste et prédatrice. Elsa se dessine en figure d’innocence radicale, presque encore enfantine elle-même, marchant pieds nus en jouant avec un vide invisible, au fil d’une fantasmagorie intérieure qui oscille entre rêve et danger. La sensualité de son appel au chevalier, loin d’être occultée, est assumée de front. Avec l’arrivée du champion et le défi de son adversaire, le duel s’affirme ordalie : le gravier noir qui ensevelit Elsa, l’argent liquide et brûlant qui marque Telramund, opposé à l’immunité surnaturelle de Lohengrin, construisent un monde où le sacré se manifeste par des fluides – argent, eau, feu – plutôt que par des dogmes.
Le deuxième acte avance plus sûrement dans cette logique symbolique. Œuf-monolithe, argent en fusion, monstrance cérémonielle et gestes magiques suggèrent une origine indifférenciée de toute chose, divine ou démoniaque, selon l’usage que l’on en fait. Le retour du fantôme de l’infant, terrifiant et salvateur à la fois, introduit une violence latente. Ortrud manipule l’angoisse de son homme, Telramund très attiré sexuellement par Elsa, et la pureté se fissure. Au troisième acte, tout bascule dans la tragédie. Telramund s’égorge lui-même sous le regard de l’infant, tel un mal qui s’autodétruit mais contamine tout. En forçant l’œuf-monolithe, Elsa accomplit l’irréparable, son désir de connaissance la souillant sans retour. La poix noire sur ses mains et ses yeux, puis sur les yeux des choristes, marque la chute collective dans l’aveuglement. La révélation finale, aquatique et lente, tente une réparation symbolique : l’infant extrait de l’eau puis couronné relèvera-t-il ce monde cruellement entaché ?...
Damiano Michieletto propose ainsi un Lohengrin profondément pessimiste [lire nos chroniques d’Il barbiere di Siviglia, La bohème, La scala di seta, Samson et Dalila, Idomeneo, La donna del lago, Don Pasquale, Guillaume Tell à Londres, L’elisir d’amore, Der ferne Klang, Béatrice et Bénédict, Jenůfa, Don Quichotte, Giulio Cesare in Egitto, Don Giovanni et La fille du régiment]. Certes, la transcendance existe, mais sa vulnérabilité la soumet aux pulsions humaines. L’innocence ne survit qu’au prix du sacrifice, et la lumière divine, dorée et fascinante dans la conception d’Alessandro Carletti, n’empêche jamais totalement la survenue perpétuelle de la noirceur.
À la tête des Orchestra e Coro del Teatro dell’Opera di Roma, Michele Mariotti signe une lecture dramatique et engagée de l’œuvre, affirmant sa personnalité et ses singularités [lire nos chroniques de Zingari, Guillaume Tell à Bologne, La traviata, Semiramide, Moïse et Pharaon, Ermione et Aida]. S’il lui manque parfois une vision d’ensemble pleinement structurée, sa direction se distingue par une tension narrative continue et un élan expressif clair qui préserve quelques aires de contemplation. Les préludes des Actes I et III trouvent une inflexion favorable — le deuxième étant, malgré tout plus inégal — et la coloration de la fosse hésite entre l’ampleur wagnérienne et une touche plus italienne. La lecture globale transmet une volonté de concilier énergie dramatique et raffinement lyrique, mais sans guère y parvenir. Le chœur, préparé avec soin par Ciro Visco, apparaît solide et engagé, capable d’une présence expressive soutenue dans les passages les plus denses, bien que quelques décalages rythmiques en troublent parfois la cohésion. En revanche, les fanfares qui annoncent l’ultime tableau imposent un éclat de toute splendeur.
Le plateau vocal n’est pas non plus parfaitement idéal. Les rôles secondaires y sont loyalement tenus. Les Nobles du Brabant – Alejo Álvarez Castillo, Dayu Xu, Guangwei Yao et Jiacheng Fan – remplissent correctement leur fonction, sans éclat particulier bien qu’avec tenue. Les quatre Pages – Mariko Iizuka, Cristina Tarantino, Silvia Pasini et Caterina D’Angelo – se distinguent davantage : homogénéité, précision et fraîcheur vocale rendent exemplaire leur intervention. Le Hérault d’Andreï Bondarenko offre une autorité vocale ferme et confortable.
Néanmoins, la distribution masculine principale accuse de sérieuses faiblesses. Clive Bayley campe un Heinrich théâtralement crédible dont la voix très fatiguée, instable, et le chant souvent parlando, tremblent dangereusement et compromettent lourdement l’impact musical du rôle [lire nos chroniques de La petite renarde rusée, Gloriana, Das Rheingold, Die Walküre, The rape of Lucretia, Billy Budd, Roméo et Juliette, Don Carlo, Œdipe, Peter Grimes, Hamlet et Semele]. Même déception pour Telramund : Tómas Tómasson, baryton pourtant apprécié [lire nos chroniques de Celan, Wozzeck, Rigoletto, Mazeppa, Siegfried, Lear, Der Vampyr, Parsifal à Bruxelles, Berlin et Palerme, Sleepless et L’affaire Makropoulos], se montre aujourd’hui méconnaissable, avec une émission nasalisée, un vibrato excessif et une instabilité généralisée.
À l’inverse, les voix féminines dominent largement la soirée. Jennifer Holloway livre une Elsa ardente et lumineuse, portée d’une voix large, généreuse, et par un phrasé admirablement conduit [lire nos chroniques de La pietra del paragone, Hippolyte et Aricie, Hänsel und Gretel, Tamerlano, Le tribut de Zamora et Les Troyens à Dresde puis à Munich]. L’Ortrud d’Ekaterina Gubanova est magistrale ! Le timbre est chaud, l’autorité souveraine, comme dans son invocation de Wotan à la vengeance, d’une puissance saisissante [lire nos chroniques d’Aida à Orange, Boris Godounov, Die Walküre à Milan, Les contes d’Hoffmann, Le château de Barbe-Bleue, Don Carlo à Florence et Tristan und Isolde à Paris en 2011 et 2022 puis à Munich et enfin à Bayreuth]. La direction d’acteurs manque toutefois de finesse dans le traitement du couple-félon, trop souvent Grand Guignol.
Enfin, Dmitri Korchak, ténor plus fréquenté dans le répertoire rossinien où il s’illustra récemment en tant que chef d’orchestre [lire notre chronique de L’Italiana in Algeri], couronne la distribution avec un Lohengrin d’un velours rare, alliant douceur angélique et vaillance spinto, particulièrement éclatante à l’Acte III [lire nos chroniques de chroniques de Mosè in Egitto, Le comte Ory, Torvaldo e Dorliska, Bianca e Falliero, Il viaggio a Reims, enfin d’Otello à Paris puis à Pesaro]. Malgré les inégalités constatées, le quintette du I fonctionne étonnamment bien, et le duo Elsa–Ortrud du II se révèle un sommet vocal de cette représentation qui laisse une bonne impression générale. Au spectacle l’on souhaite donc un bel avenir lors de ses prochains voyages vers Valence et la Sérénissime (coproduction Teatro dell’Opera di Roma, Palau de les Arts Reina Sofía et Teatro La Fenice).
HK
Email
Imprimer
Twitter
Facebook
Myspace