Chroniques

par bertrand bolognesi

Aida | Aïda
opéra de Giuseppe Verdi

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 24 septembre 2025
Reprise parisienne de la piètre AIDA salzbourgeoise de Shirin Neshat...
© bernd uhlig | opéra national de paris

C’est ce soir qu’est détrônée l’impressionnante production qu’Olivier Py signait ici d’Aida [lire notre chronique du 19 juin 2016], par celle présentée au Salzburger Festspiele par Shirin Neshat à l’été 2018, collaboration du prestigieux festival autrichien avec le Gran Teatre del Liceu de Barcelone et l’Opéra national de Paris qui la reprend pour douze représentations, en l’auditorium Bastille.

Il revient à Michele Mariotti d’ouvrir la cérémonie, ce qu’il fait avec un soin certain et un grand sens de la nuance et de la couleur. D’emblée, il semble que Verdi – en tout cas ce Verdi-là, d’une infinie délicatesse – lui réussisse bien mieux que le répertoire rossinien dans lequel souvent le chef a déçu [lire nos chroniques de Semiramide puis de Moïse et Pharaon]. Après un prélude tout de mystère, il maintient la fosse dans une définition précise des timbres et un respect idéal des exigences d’équilibre avec le plateau. Encore le musicien ne cède-t-il pas aux sirènes de la grandiloquence, menant dès lors son instrument dans une lecture rigoureuse. Préparés par Ching-Lien Wu, les artistes du Chœur maison se distinguent également par un abord scrupuleux dont on se souviendra longtemps des pianississimi proprement célestes. Il est toutefois malaisé de pouvoir pleinement goûter ces belles qualités, le public parisien se dissipant dès l’instant qu’un soliste n’est pas en jeu : tragiquement bruyant, il tripote son téléphone mobile, se trémousse, tousse, cause, se mouche, remue, râcle, se gratte et même rigole avec fatuité – ce qui est sûr, c’est qu’il n’écoute rien et nuit prodigieusement à ceux qui ont à faire le tri entre le divers borborygmes et la musique.

À ce chapitre, la mise en scène contribue à la déconcentration générale. La vidéaste et photographe iranienne relève le gant avec ce qu’elle sait faire, c’est-à-dire des photographies et des films. Le scénographe Christian Schmidt [lire nos chroniques d’A village Romeo and Juliet, Bérénice, Rodelinda, Otello, Siberia et Don Giovanni] a réalisé un énorme cube mobile (éclairé avec avantage par Felice Ross) qui, à l’occasion, disjoint ses cotylédons, pour ainsi dire, et accueille une projection presque continuelle qui a tôt fait de s’avérer lourdement envahissante et de réduire l’action à un oratorio d’avant-scène. Les images ne sont certes pas sans raconter quelque chose, un quelque-chose de relativement attendu dont il faut craindre qu’il ne propose, en définitive, rien de marquant. Entre uniformes militaires, royal ou sacerdotaux, et diaphanes voiles, la vêture déployée par Tatyana van Walsum dessine habilement les emblèmes, quand le chorégraphe Dustin Klein peine à convaincre avec une opposition féminin/masculin assez infertile.

Le poids du dispositif est-il responsable des trois interruptions où s’accomplit l’abandon définitif du spectateur ? On baisse le rideau entre les deux scènes du premier acte et l’on allume la salle, de sorte que recommencent les ébrouements plus haut décrits. Combien sont-ils à apercevoir le cortège voilé qui déplie son horizontalité devant le rideau ? Et combien à regarder les visages qui défilent en gros plan durant le précipité placé entre les Actes I et II puis celui des III et IV ? Au contraire, l’assemblée vaque allègrement à ses triviales occupations, peu concernée par quelque message qu’on lui porte.

En bonne intelligence avec Mariotti, la distribution vocale accuse cependant de cuisantes inégalités. Si le ténor Manase Latu satisfait dans la brève partie du Messager qu’il mène sans embuche [lire notre chronique d’I puritani], on n’en saurait dire autant du Ramfis d’Alexander Köpeczi, basse fermée qui demeure enfouie dans des très-fonds fort embrouillés. On retrouve la jeune basse polonaise Krzysztof Bączyk en Roi, d’abord un rien à côté de la note, au premier acte, qui se révèle plus net et d’un timbre attachant dans le suivant [lire nos chroniques du Requiem, de Don Carlos ici-même, Alcina, Lady Macbeth de Mzensk et Norma].

Soudain, le soprano souple et plein de Margarita Polonskaya illumine le temple : cette Prêtresse brille par une efficacité sans faille et une indéniable présence [lire notre chronique d’Il trittico]. Mais que dire d’une chanteuse souvent applaudie, dont on connaît les beaux moyens qui, ce soir, ne parvient pas à les mettre en mouvement ? Révélant un manque d’homogénéité surprenant, l’Amneris d’Ève-Maud Hubeaux détimbre curieusement son chant qui, plus qu’à son tour, éconduit la justesse. À peine plus correct au fil de la représentation, ce n’est qu’à la première scène de l’acte conclusif que le mezzo regagne son plus flatteur impact, donnant alors au personnage une consistance qu’il n’atteint jamais jusque-là [lire nos chroniques d’Ariadne auf Naxos, La nuit de Gutenberg, Der fliegende Holländer, Tristan und Isolde, Œdipe, Béatrice et Bénédict, Le soulier de satin, Les Troyens, Don Carlos à Lyon et à Genève, Hamlet et La vestale].

Avec bonheur on retrouve Roman Burdenko en un Amnoasro puissant et profondément humain, perpétuellement émouvant [lire nos chroniques de Romance, Stiffelio, Cavalleria rusticana et Boris Godounov]. Quant au rôle-titre, il est confié au soprano dramatique espagnole Saioa Hernández qui possède assurément le bon format vocal. Aussi son Aida ne se montre-t-elle pas uniquement invasive mais déroule-t-elle encore une ligne parfaitement contrôlée et un riche phrasé. Si l’imprécision dictionnelle peut, dans les premiers temps, gêner un peu, il s’agit d’un inconvénient mineur face à l’évidente expressivité de la prestation [lire nos chroniques de Francesca da Rimini et de Nabucco à Parme puis à Genève]. Enfin, le grand vainqueur de la soirée est, une nouvelle fois, l’excellentissime Piotr Beczała : il impose un Radamès direct et clair qui, bien que doté d’un ténor solide, jamais n’avance en force. L’habileté du chant en général et, en particulier, l’exquise tendresse de son Celeste Aida donnent le frisson.

BB