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Chroniques
Wozzeck
opéra d’Alban Berg
On l’a trop souvent constaté : de nombreuses productions d’ouvrages du XXe siècle construisent leur distribution avec de jeunes voix qu’elles épuisent ou de grands noms fatigués, sur le déclin. De fait, on se sera de même souvent interrogé sur la volonté des chanteurs de s’investir dans de nouveaux répertoires autant que sur la conscience des producteurs lorsqu’il s’agit d’exposer des débuts de carrière à certains risques. Ce soir, rien de tout cela : Laurent Spielmann a réuni un plateau vocal efficace qui maîtrise l’opéra représenté. Ainsi goûtons-nous un Wozzeck d’un niveau rarement atteint sur les scènes françaises. Rappelons que la brièveté de la pièce n’offre aucune chance de faire oublier une difficulté ou une erreur ; chaque intervention y prend donc une importance capitale pour tous les rôles.
Ici, Jean Teitgen et Christophe Gay (les deux Compagnons) animent avec une saine fiabilité le bastringue du deuxième acte. John Bellemer est un Andres correctement mené dont la vaillance est pourtant facilement dominée par celle du Chœur de l’Opéra national de Lorraine (préparé par Franck Markowitsch), dans la Scène de l’Acte II. Par ailleurs, le ténor américain investit peu son personnage auquel il donne extérieurement le change, sans raconter grand’ chose. Un doux bémol également quant à la prestation de Lois Gentile en Tambour-major peu convaincant, doté d’une émission si directionnelle qu’elle en devient parfois restrictive et d’un aigu qu’on aimerait peut-être moins serré.
Andrew Greenan campe un Docteur généreusement sonore qu’il préserve des habituelles tentations de cabotinage, et Wolfgang Ablinger-Sperrhacke est un Capitaine endurant et idéal dont l’aigu persifle à souhait. Bien que parfois gênée lorsque la scène se passe dans la chambre surélevée du décor, Marjorie Elinor Dix offre l’avantage d’indéniables moyens vocaux à Marie dont le chant se trouve toujours nourri d’une égale pâte sonore.
Quant au rôle-titre...
Entendu ici et là dans les rôles de basse (Pimène, Zarastro, Don Alfonso, Le Commandeur, Colline, Grémine, etc.), l’Islandais Tómas Tómasson révèle ce soir un registre haut qui fait de lui un grand baryton à la couleur particulièrement sombre. Avec un aigu fulgurant, un médium très présent et un grave bien assis (évidemment), une remarquable égalité du grain sur l’ensemble de la tessiture et une expressivité naturelle qui paraît comme accrochée dans le gosier, il incarne un Wozzeck exceptionnel, accompagnant et nourrissant le Sprechgesang comme personne en se jouant de tous les écueils de la partition.
L’espace imaginé par Michel Deutsch pour sa mise en scène brille par sa fonctionnalité. Devant les silhouettes de la ville (façades, toitures, puits minier, château d’eau, tour d’usine, etc.) se découpant sur un inquiétant ciel rougeâtre, des éléments mobiles viennent localiser les différentes scènes, répondant énergiquement à l’exigence d’une œuvre aux multiples changements de lieux. Ainsi l’intérieur coquettement petit-bourgeois du Capitaine laisse-t-il rapidement la place à un sordide tertre à ordures où Wozzeck croit voir rouler des têtes, avant que ne soit amenée une maison limitée à une chambre juchée sur un escalier, et ainsi de suite. Ce terrain vague de la Scène 2 du I, on le retrouvera à la fin, bien sûr, pour le meurtre et la noyade, laissant le public face à une lune de sang dans le vide.
Mais si l’on saluera Jean-Marc Stehlé pour sa réalisation évocatrice et ingénieuse, mise en valeur par les lumières d’Hervé Audibert, on regrettera l’absence d’une réelle option de mise en scène. Certes, c’est déjà un parti pris que de situer l’action au temps de l’opéra plutôt qu’à celui de la pièce de Büchner, mais ce qu’un tel choix eut pu impliquer chez les personnages n’est, en fin de compte, pas du tout considéré. Fort heureusement pour eux (et pour nous…), les chanteurs réunis sur ce projet ne semblent pas de ceux dont l’inventivité théâtrale nécessite d’être nourrie et stimulée par le ferme enthousiasme d’une véritable direction d’acteurs, de sorte que ce Wozzeck, dans son incomplétude, n’échoue pas.
À la tête de l’orchestre maison, plus qu’un travail de fosse c’est une interprétation symphonique que propose Sebastian Lang-Lessing, dont la principale qualité est de révéler clairement la structure de l’œuvre, la perfection formelle à laquelle Berg voulut soumettre la dramaturgie. Peut-être cette option serait-elle la bienvenue dans le cadre d’une exécution au concert, les voix s’y trouvant alors placées en avant-scène, devant l’orchestre, et l’absence de représentation justifiant la peinture contrastée des différents climats qui traversent Wozzeck. Mais tout en appréciant que l’écoute soit gentiment menée par la main dans la chaconne (Acte I, Scène 4), la triple fugue (Acte II, Scène 3), ou encore dans le Ländler sardonique (Acte II, Scène 4), l’on aurait préféré une direction plus attentive à l’équilibre général. D’autant qu’elle met du temps à se détendre, le chef se montrant d’abord pressé, profitant peu des timbres et oubliant de respirer jusqu’à la berceuse (Acte I, Scène 3).
En fait de délicatesse, discernement et souplesse, on attendra le début du dernier acte où enfin survient le lyrisme : Lang-Lessing exalte in extremis sa lecture lorsque Wozzeck se noie. N’y aurait-t-il aucun héritage mahlérien dans cette musique ? Quant aux instrumentistes, outre que la formation lorraine est en progrès, nous apprécions quelques beaux traits soli (violon, I/1 ; violoncelle âpre et nerveux dans la transition des Scènes 2 à 3 du II) et un excellent concertino sur scène (II/4).
BB