Chroniques

par gilles charlassier

Messa da requiem de Giuseppe Verdi
Serena Farnocchia, Jamie Barton, Benjamin Bernheim et Ain Anger

Aziz Shokhakimov dirige l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Palais de la musique et des congrès, Strasbourg
- 9 septembre 2022
Aziz Shokhakimov dirige l’Orchestre philharmonique de Strasbourg
© nicolas rosès

Il est toujours loisible de gloser sur le concours de circonstances que le programmateur ne saurait prévoir. Conçu initialement dans le cadre d’un projet commémoratif rassemblant plusieurs compositeurs italiens après la disparition de Rossini, le Libera me sera repris dans la Messa da Requiem que Giuseppe Verdi dédia à l’écrivain Alessandro Manzoni, décédé en 1873. L’ouverture de la saison de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg – auquel s’adjoignent ce soir le Brněnský filharmonický sbor (Chœur Philharmonique de Brno) que dirige Petr Fiala et le Chœur de l’Opéra national du Rhin dirigé par Alessandro Zuppardo – avec ce chef-d’œuvre du corpus religieux du maître de Busseto, au lendemain de la disparition d’Elizabeth II, ne fera pas oublier celle du pianiste et chef d’orchestre Lars Vogt, survenue quatre jours plus tôt, tant l’hommage du Requiem est d’abord spirituel avant que d’être solennel. C’est avec cette vitalité de la foi dans la force de la musique, plus que dans son éventuelle servitude politique, que le jeune musicien ouzbèke Aziz Shokhakimov [lire nos chroniques des 20 et 25 novembre 2020] aborde, à la tête de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, cet opus magistral.

Dès l’Introït, émergeant des brumes du silence, se dessine un recueillement calibré, poli par la douceur chorale, sinon une certaine tendresse, que vient rompre une première fois Te decet hymnus, en une verticalité soulignée par la disposition en gradins très étagés au fond du plateau, avant le Kyrie et les interventions des solistes, dont les contrastes de personnalités sont subsumés par l’élan pieux, sans renoncer à l’appel de l’apaisement. Celui du Dies irae apporte une scansion brutale, portée par une vigoureuse masse des tutti, dont l’éclat ne cède pas à l’extraversion et ménage, dans lediminuendo, l’attaca vers un Tuba mirum où peut s’apprécier, après la puissance du chœur, la harangue de la basse Ain Anger dont le grain, légèrement voilé de poivre et de sel, n’omet jamais l’engagement ni l’autorité [lire nos chroniques du fliegende Holländer, de Die Walküre, Der Ring des Nibelungen, Don Giovanni à Munich et à Paris, Boris Godounov à Londres, Berlin et Paris, enfin d’Eugène Onéguine]. Au sein de la distribution, Liber scriptus offre un contraste saillant avec le mezzo ample et charnu de Jamie Barton, jusque dans les moires fruitées des fins de lignes, témoins des indéniables moyens de l’Étasunienne [lire nos chroniques de Tristan et Iseult et du Rheingold].

Quid sum miser, trio a capella (soprano, mezzo et ténor), déploie une parenthèse intimiste où affleurent, dans le tuilage des tessitures, les parentés de couleur entre le mezzo et le soprano parfois sombre de Serena Farnocchia qu’on retrouve dans le Recordare, après la picturale puissance chorale de Rex tremendae. C’est l’Ingemisco qui réserve à Benjamin Bernheim sa plus large tribune [lire nos chroniques de Lady Macbeth de Mzensk, Œdipus Rex, Salome, Fierrabras, Otello, Manon, Faust et Werther], où le frémissement de l’expression et du verbe ne redouble pas celle du sentiment dans le tulle de cordes qui le soutient. Ain Anger prend le relais dans unConfutatis impacté, avant la synthèse des forces musicales au moment d’un Lacrymosa où chacun contribue à la progression émotionnelle sans qu’elle balaie la précision de la baguette et des équilibres.

Les deux séquences suivantes, Offertorio et Santus, passent d’un concertato de solistes façonnant une dramatisation empreinte d’intériorité à un élan hymnique où les couleurs se conjugue à l’extraversion. Le reflux de l’Agnus Dei donne une nouvel éclairage au voisinage des harmoniques du soprano et de la mezzo qui, dans les mesures liminaires, se détachent a capella, préludant à la réponse chorale, avant le dialogue des deux instances dans le tamisage de l’homogénéité orchestrale et vocale. La théâtralité du Lux aeterna n’échappe pas au chef qui l’accompagne avec une patience investie, tandis que les timbres se complètent. Ouvrant le Libera me, l’imploration de Serena Farnocchia [lire nos chroniques d’Aida, Elisabetta et Ermione] initie la dernière étape opératique d’une arche musicale saluée par l’écoute respectueuse du public, jusque dans le silence imposé par la baguette, diluant l’écho de l’effort.

GC