Chroniques

par bertrand bolognesi

Bartók, Enescu, Kodály et Ligeti par Aziz Shokhakimov
Francesco Piemontesi, Orchestre Philharmonique de Radio France

Festival d’automne à Paris / Auditorium, Maison de Radio France
- 20 novembre 2020
Aziz Shokhakimov dirige l’Orchestre Philharmonique de Radio France
© christophe abramowitz | radio france

La prolifération d’un virus plus ou moins dangereux ne saurait générer quelque abandon de la musique. C’est ce que nous croyons, par-delà les diktats qui nous éloignent des salles de concert. Les artistes prennent la peine de jouer devant parterres vides et caméras, il va donc de soi de poursuivre, avec eux. Si déjà nous l’avons fait lors du premier confinement, en rendant compte de Fidelio au Theater an der Wien [lire notre chronique du 20 avril 2020], aucune raison pour qu’on cesse [lire notre chronique du 14 novembre 2020]. Ce soir, les auditeurs de France Musique découvrent le programme Mitteleuropa donné dans le cadre du Festival d’automne à Paris par l’Orchestre Philharmonique de Radio France,en l’Auditorium de la maison ronde. Afin qu’on le puisse plus fidèlement commenter, l’institution nous reçoit dans les gradins.

Dans les armoires, les papillons attendent sagement des jours meilleurs : nul frac, aujourd’hui, les musiciens du Philhar’ sont en tenue de ville, pour un moment privilégié où l’art se trouve soudain débarrassé du fatras mondain à souvent le différer. Alors que l’Óbudai Danubia Zenekar défendait dimanche des compositeurs belge et français (Flor Peeters et Louis Vierne) [lire notre chronique du 15 novembre 2020], notre formation radiophonique s’évade vers les ères danubiennes. En 1901, George Enescu écrit à vingt ans sa Rhapsodie roumaine en la majeur Op.11 n°1. Elle sera créée à Bucarest sous sa direction, le 23 février 1903. Avec un geste d’une souplesse surprenante, Aziz Shokhakimov invite toutefois les pupitres avec énergie dans une lecture à la fois précise et généreusement lyrique, sans suavité superfétatoire. Dans le lustre particulier que gagnent les cordes fait soudain autorité le trait d’alto solo, fort joliment tenu par Marc Desmons. La surprise caractérise la direction du jeune chef ouzbèque : il semble maîtriser ce répertoire d’inspiration folkloriste qui, pour aisément flatter l’oreille, n’a certes rien de facile. Couleur et nuance sont au rendez-vous, rehaussées par la vigueur des cuivres.

Depuis sa victoire au Concours Reine Élisabeth de Belgique [lire notre chronique du 17 juin 2007], Francesco Piemontesi (né à Lucarne en 1983) mène belle carrière de par le monde, s’exprimant en récitaliste comme en concertiste, avec de prestigieuses formations. Sur la rive nord du Lac Majeur, il dirige les Settimane musicali di Ascona depuis huit ans. Dans la sonorité mystérieuse ménagée par Shokhakimov avec l’orchestre, le pianiste tessinois dessine la mélodie mélancolique, faussement heureuse, de l’Allegretto du Concerto n°3 Sz.119, la dernière œuvre de Béla Bartók. Tant leste, percussif que délicat, le soliste élève un chant qui domine admirablement les récifs de sa partie. Avec la complicité du chef, il se garde bien de sacrifier à l’idée reçue selon laquelle ce concerto arborerait quelque chose d’inoffensif. Introduit dans une douceur inouïe, l’Adagio religioso bénéficie d’un recueillement obombré, à la faveur d’un phrasé de toute beauté. Les volatiles répons de Nicolas Baldeyrou (clarinette) et d’Olivier Doise (hautbois), remarquables, soulignent une superbe définition des timbres. Après le déchirement extrême de ce chapitre médian surgit l’infernal bondissement de l’Allegro vivace, parfaitement servi par Jean-François Duquesnoy (basson) et Florian Schuegraf (tuba), miraculeusement perceptibles par-delà les timbales. Et Francesco Piemontesi d’ensuite généreusement chanter le fugato !

Lorsqu’au printemps 1971 est donné pour la première fois son Concert Românesc, György Ligeti est connu pour des opus autrement audacieux – c’est que l’œuvre a vingt ans ! Dans ses propres commentaires traduits en français par Catherine Fourcassié sous le titre L’atelier du compositeur (Éditions Contrechamps, 2013), Ligeti précise qu’étudiant à l’Institutul de Folclor de Bucarest en 1949 et 1950, il participe « à plusieurs expéditions pour collecter de la musique populaire en partie roumaine, en partie hongroise (à Covãsinţ près d’Arad et à Inaktelke dans la région de Kalotaszeg près de Cluj). Le présent Concert românescpour orchestre (avec des soli de cordes et de bois) est basé sur toute une série de mélodies populaires roumaines. C’est moi qui les ai notées, mais elles proviennent pour la plupart de rouleaux de cire et de disques de l’Institut du Folklore de Bucarest. À Covãsinţ, en revanche, j’ai découvert les tournures harmoniques courantes de la musique paysanne roumaine que j’ai utilisées de manière stylisée ». La métrique changeante de l’Andantino trouve une fluidité caressante sous les archets de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, les bois livrant une précieuse ciselure du geste musical. À la danse tournoyante des fifres de l’Allegro vivace succède le solo de cor qui introduit l’Adagio ma non troppo, mouvement insaisissable, quasi statique, avec son subtile mélisme de cor anglais, par Anne-Marie Gay. Passée une brève salve de trompettes, les cordes à peine frottées, comme une bise hibernale, dialoguant avec un concertino non signalé, introduisent la rhapsodie de Virginie Buscail (violon solo) du Presto final, évanoui dans un ultime écho du cor.

Créées dans la capitale magyare à l’automne 1933 par Ernő Dohnányi à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Budapest (Budapesti Filharmóniai Társaság Zenekar) qui célébrait le quatre-vingtième anniversaire de sa fondation, puis éditées dans la foulée par Universal (Vienne), les Galántai táncok IZK 10 furent écrites quelques mois plus tôt par Zoltán Kodály dans le souvenir, après neuf premières années à Kecskemét, des jours d’enfance vécus dans la petite cité de Galánta (à l’est de Bratislava, alors hongroise) dont l’orchestre tzigane fait la réputation. Inventé à partir des collectes ethnomusicologiques du compositeur, tôt fasciné par la virtuosité des instrumentistes roms, et d’une édition de pièces populaires pour piano, le recueil articule six danses autour de la répétition de la première, elle-même introduite par un Lento. Danse de soldats frappant mains et bottes en rythme, le verbunkos (enrôlement, d’après Werbung en allemand), propre à la tradition paysanne hongroise, alterne sections lentes, volontiers traversées d’un lyrisme nostalgique, et passages prestes, joueurs voire effrénés. Tendre à souhait, l’introduction mène à une cadenza de clarinette, imitée du tárogató, diablement bien tenue par Nicolas Baldeyrou à qui revient la vedette de l’Andante maestoso, bientôt mis en miroir par le basson de l’habile Jean-François Duquesnoy. L’élégance de l’Allegretto moderato est un vrai bonheur. Après la reprise du refrain, pour ainsi dire, par le flamboyant tutti, il revient à Olivier Doise (hautbois) d’entonner le lumineux Allegro grazioso que relaient les flûtes, les fragments animato des cordes touchant bientôt le refrain dans une nouvelle version un rien sombre – à l’Allegro d’imposer son amble sauvage ! Et ainsi de suite, au fil d’une interprétation pleine d’esprit d’une musique qui n’en manque certes pas.

Frontières sévèrement fermées, la louable cohérence de ce menu nous fait salutairement voyager, dans l’espace et dans le temps. Le concert est disponible durant plusieurs semaines sur le site de France Musique : ne vous en privez surtout pas !

BB